Ruben Carrasco, Don Juan ou Don Bufo ?

Ruben Carrasco, Don Juan, M.U.R. Bastille, 38 rue de la Roquette, 75011 Paris, octobre-décembre 2024. Raphy et Pascale Cohen, Le M.U.R. (Modulable Urbain Réactif) Bastille, direction artistique Cyrille Gouyette. Événement éphémère « De pierre et de papier », l’œuvre s’encre dans une lithographie imprimée par Michael Woolworth. 

Pour sa douzième édition, le M.U.R. Bastille invite Ruben Carrasco, artiste mexico-canadien auteur de « fresques » où l’animal – lapin en Sologne, cerf à Marseille, renard à Bordeaux et à Paris, bison à Marchienne-au-Pont (Belgique) et à Paris, serpent à Monterrey (Mexique)… – dans une absence de décor ou de contexte paysagers, interroge les liens complexes de la rationalité à la nature. 

Une silhouette de profil, un lapin, trois colibris et un crapaud fumant, ce pourrait être le début d’un conte, d’une fable… peut-être même d’un récit de science-fiction ou d’une dystopie, les multiples références littéraires de Ruben Carrasco y invitent. Au-delà, l’imaginaire est sollicité par la rencontre de mythes familiers et étranges, entrainé dans un jeu de correspondances et de connexion de cosmogonies qui s’interpellent et se questionnent les unes les autres, dans un univers de syncrétismes anciens et modernes, d’ailleurs et d’ici, qui met en doute les projets et les rêves de notre modernité.

En consonance tacite avec les animaux de la fresque, la silhouette de profil, dans sa combinaison de cosmonaute, le visage dissimulé sous la visière colorée d’un casque, les mains gantées, n’est pas sans évoquer l’universalité de quelque personnage ou héros de bande dessinée ou de films des mondes futurs. Mais le vêtement, qui masque la réalité de son porteur, s’inscrit aussi dans d’autres histoires, d’autres symboles ou métaphores.

Le crapaud cimier, aux connotations divines et métaphysiques du rapport à la terre mère, juché entre les bois de cerf, les plumes d’aigle et la fleur de peyotl, exhale un léger nuage de DMT, rappelant peut-être, avec les pratiques cultuelles d’avant la conquête des Amériques, plus ou moins christianisées, et les médecines anciennes et contemporaines, qu’il est devenu, comme les lianes de l’ayahuasca, la cible des braconniers et du commerce illégal des substances psychoactives. Incarnations des âmes disparues, messagers diurnes trop véloces, aux connotations solaires et sexuelles, dans les mondes Mechica et Maya, les colibris, au vol stationnaire autour de la tête de l’inconnu, rappellent peut-être, dans le silence mural de leur bourdonnement, tout autant les marchés contemporains des amulettes que la fertilité renouvelée de la nature.

L’étrange cosmonaute au visage absent, Don Juan ou Don Bufo de Sonora, intercesseur des mondes du visible et de l’invisible, chevauchant le rêve et la réalité, devient chaman spatial des temps mêlés. Entre les animaux totémiques et le chamane-astronaute se développe tout un jeu poétique et syncrétique de correspondances et d’interdépendances, où les références cosmogoniques (codex mayas et aztèques), littéraires (Antonin Artaud, Henri Michaud…) et scientifiques (conquête spatiale) s’accordent et se mêlent. S’agit-il, avec le lapin – associé à la lune par paréidolie et dans les contes enfantins, animal emblématique de divers calendriers et des mythes méso-américains de régénérescence divine –, tapi dans les bras du chaman d’une velléité de décrocher la lune, de s’y ancrer dans l’imaginaire actuel ou dans le réel futur d’une humanité devenue trop nombreuse, trop envahissante pour l’équilibre de la planète ? Ruben Carrasco rappelle, par le mythe, que le rêve ancien de colonisation du cosmos – voire de sa marchandisation – ne peut se réaliser sans conditions, sans une connexion essentielle à la terre mère et à sa préservation, une relation apaisée entre l’humanité et la nature, une responsabilité, terrestre et spatiale, à l’écoute de la sagesse du chaman et des diverses communautés humaines.

De l’avertissement à la matérialité écologique de l’acte artistique, le travail de Ruben Carrasco s’intègre dans le fond et la forme du mur aveugle, en résonance de l’environnement urbain de la rue parisienne. Le recouvrement monochrome, à la couleur jaune de la façade, des « fresques » précédentes, la peinture acrylique étalée au pinceau sec, dans un dégradé de gris et une touche de couleur, sont économie de matière, l’outil et la couche picturale réduisant ainsi au minimum les déchets et les impacts environnementaux. Au passant de méditer la fable comme une pensée alternative.


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