« Explorer l’univers, c’est tendre un miroir vers nous-mêmes. » Bill Diamond, directeur du Seti*
« Se pourrait-il… ?
–Quoi ?
–Vous dites “du ciel” ?
–De la Terre.
–La Terre, un nom, rien. Mais… en arrivant au sommet du col tout à l’heure… » Il se toucha la nuque. « J’ai eu une impression de… »
Dans la nouvelle « Rencontre Nocturne » de Ray Bradbury1 deux personnages se rencontrent par une nuit scintillante. Un dialogue s’instaure entre eux ; chacun parle de sa destination. Peu à peu, au cours de l’échange, on comprend que s’ils sont en présence l’un et l’autre, ils ne sont pas dans le même temps et que ce décalage temporel modifie l’environnement dans lequel ils évoluent. Chacun voit et vit la réalité de son espace avec sa propre perception, faisant de l’un le fantôme du passé de l’autre et inversement. Au moment de se dire au revoir, « leurs mains ne se touchèrent pas, elles s’interpénétrèrent. »
Inspirée tout autant par la science-fiction, la géométrie sacrée, l’astrophysique et la spiritualité, Empreinte cosmique, l’exposition personnelle de Sandra Matamoros à la Galerie Dix9 invite à reconsidérer la réalité et interroge sur le rapport Terre, Cosmos et Humanité. Depuis le premier être humain à lever les yeux vers le ciel nocturne jusqu’aux missions spatiales actuelles, le cosmos fascine. L’origine de la vie y serait inscrite quelque part dans son infini et par l’observation de l’univers, que Galilée comparait à « un très grand livre qui se tient ouvert constamment devant les yeux », il serait possible d’avoir des réponses au grand mystère du vivant. Cette conviction imprègne toute la démarche de l’artiste. Comment comprendre que rien n’est isolé, que tout est connecté ? Comment percevoir ce qui nous entoure par-delà les apparences, mettre en relation le macrocosme et le microcosme ? Est-il possible de (se) penser dans un autre temps ? Sommes-nous vraiment « à l’aube des nouveaux horizons » comme l’annonce l’astrobiologiste Nathalie Cabrol2 ?
Ce deuxième opus du projet avec le cube miroir3 présente un ensemble d’œuvres où elle met en scène selon différents médiums (photos, volumes, film et installations) l’objet géométrique, illusionniste par excellence, qui piège la perception autant qu’il émerveille. Si Empreinte cosmique suggère une inscription physique dans l’espace (trace, marque, relief), elle est ici envisagée pour sa qualité à faire image sensible, à la fois symboliquement et poétiquement. Comme pour contrecarrer l’expression célèbre de Jean Cocteau « Les miroirs feraient bien de réfléchir un peu plus avant de renvoyer les images », ses dispositifs viennent décupler les capacités de réflexion(s) du cube-miroir, et renvoient de fait des images à plusieurs temporalités et strates de profondeurs, dans un même mouvement d’incorporation et de réfraction. Souvent trompeuses, les surfaces réfléchissantes n’en sont pas moins des voies de passage vers une vérité de l’instant et une expérience du temps et de l’espace. D’où le caractère magique qu’on leur prête.
En ce sens, l’installation du cube-miroir, dans sa taille la plus importante (75 x 75 cm), posé au milieu de la galerie sur une étendue de sel, remplit cette fonction du sacré. Tandis qu’un son sourd résonne à l’intérieur du volume et que de minces faisceaux de lumière filtrent des bords, soulignant sa forme géométrique parfaite – carré du carré, symbole de la stabilité et du monde matériel en opposition à la sphère, symbole du monde céleste –, il est, tel un totem miroitant et mystérieux. Ce faisant, en donnant à expérimenter différentes perspectives du lieu, dans lesquelles le visiteur se voit réfléchi lui aussi – et même plusieurs fois ! – l’objet acquiert ce « supplément d’être4 », par lequel sa présence s’intensifie, et remplit ce rôle d’intermédiaire « pour que le spirituel puisse saisir le corporel », état propice à l’expérience méditative.
Ce phénomène de l’inclusion, pour lequel plaide Nicolas Bourriaud5 dans une conception nouvelle de l’art, on le retrouve dans les photos présentées en contre-point de l’installation centrale. La série peut se lire comme un voyage du cube-miroir qui commencerait dans l’immensité de la nuit, traverserait l’espace, aurait exploré des recoins, navigué sur les eaux, conversé avec les pierres et brillé parmi les étoiles… D’une taille plus petite, le cube-miroir apparaît dans des paysages extérieurs, indéfinis mais reconnaissables : un bord de mer, un environnement minéral, des rochers, peut-être des ruines, une forêt, dans les herbes, face au ciel… Ses facettes restituent son environnement et bousculent les perspectives ; le hors-champ devient visible, le haut est en bas, les côtés font face. Dans ces paysages morcelés, où le temps semble suspendu, l’absence de présence humaine n’en rend que plus fragile la présence – parfois totalement incongrue – du cube-miroir, et plus grand ce qui l’entoure, comme si cette réalité distendue et anachronique était chargée d’un caractère dramatique et intime. La variété des formats et des supports influent aussi sur la perception que l’on a de ces territoires, infinis et sans âge dans les grands formats, plus « au cœur » dans les petits. Initié dans une première série Back Home, concomitante « à un besoin extrême de nature », c’est sans doute avec ce travail que la « conscience » prêtée au cube miroir est la plus perceptible, en ce sens qu’il est pour l’artiste « un révélateur de la subjectivité de notre point de vue ». Comme Back Home, la série actuelle est en substance un véritable manifeste pour la protection de l’environnement et de la planète, qui est pour Sandra Matamoros un enjeu majeur de notre société. Par ses chemins détournés, Empreinte cosmique interpelle sur l’empreinte carbone et l’empreinte écologique, qu’il n’est plus possible d’ignorer. L’artiste fait aussi souvent référence à l’overview effect (l’effet de surplomb) dont parlent les cosmonautes lorsqu’ils voient la Terre depuis l’espace, moment où ils prennent conscience de sa place dans l’univers : un astre de petite taille, flottant dans l’immensité du vide, belle et fragile. L’expérience qualifiée de mystique par certains, change la vision du monde et le rapport à la nature. Telle pourrait être l’ambition de la série : susciter une vision plus holistique de notre environnement et redonner à chaque élément sa valeur dans le cycle de la vie pour mieux la préserver. Deux sculptures récentes Le rêve du cube et Esquarre faites avec du papier naturel montrent le cube-miroir à différents stades de sa « vie » : la première, embryonnaire, d’une taille minuscule, comme en nidification, la seconde, réduite à une ossature squelettique.
À ces récits contemporains de science et de fiction, où la réalité n’est jamais aussi réelle que lorsqu’elle paraît surnaturelle, Empreinte cosmique se fait une messagère intuitive. Des recherches récentes sur les exoplanètes (en dehors du système solaire) laissent à penser qu’il y aurait des traces de vie extra-terrestres sur la Terre. Il n’est donc pas totalement absurde de considérer le cube-miroir visible dans la vidéo qui le montre sur une plage, balloté par les vagues, comme un objet extra-terrestre réel, déposant sur la Terre des composants d’organismes vivants cosmiques, non encore identifiés ! De même, on pourra choisir d’interpréter comme des présages les motifs des « entrailles » du cube-miroir brisé en huit éclats, pour en savoir plus sur le devenir de la Terre et de l’univers. Peut-être y lira-t-on que la matière cosmique et la matière terrestre ont la même origine, que la profondeur du cosmos rejoint celle des océans, que l’oscillation de la courbure de l’espace est aussi fine qu’un battement de cils, et que la symbiose entre organismes vivants et non-vivants constitue les prémices d’une anthropologie nouvelle.
*Seti : Search for Extraterrestrial Intelligence, en français « Recherche d’intelligence extraterrestre »
Empreinte cosmique
Sandra Matamoros
Galerie Dix9
du 28 juin au 20 juillet 2023
En savoir plus sur le site de la galerie
- Chroniques martiennes, Ray Bradubury, trad franaisie, Denoël 1954 ↩︎
- À l’aube de nouveaux horizons, Nathalie Cabrol, Seuil, 2023 ↩︎
- Le cube miroir a été montré pour la première fois à l’Église Saint-Ambroise, Paris 11e dans le cadre de la Nuit blanche 2023 ↩︎
- La Vie sensible Emanuele Coccia, Rivages poche, 2013 ↩︎
- Inclusions, Esthétique du capitalocène Nicolas Bourriaud, Coll Perspectives critiques, Puf, 2021 ↩︎
Sandra Matamoros Diplômée de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs, Sandra Matamoros se consacre à la photographie et aux installations. Le sens donné à son travail s’inscrit dans une quête artistique et philosophique. Il raconte l’homme dans sa relation à la nature. Il s’imprègne de l’écosophie qu’une démarche poétique organise. Naviguant entre le tangible et l’intangible, Sandra Matamoros crée une vision renouvelée de nos paysages intérieurs comme extérieurs, effaçant les frontières entre le monde matériel et l’univers immatériel. En 2024, elle participe au salon UnRepresented, soutenue par le collectionneur Jacques Deret, fondateur du prix Art Collector. Elle expose également, avec le soutien de l’Institut français, à Noise Art Fair à Istanbul, dont le commissariat est assuré par Dominique Moulon. En 2023 elle est lauréate de la résidence Planches Contact de Deauville. Elle participe à Nuit Blanche Paris, à l’église Saint-Ambroise, et présente son solo show à Paris “Empreinte Cosmique” à la galerie DIX9, soutenue par CulturFoundry, et avec la commissaire d’exposition Marie Gayet. https://www.sandramatamoros.com https://www.instagram.com/sandramatamorosda