Sandrine Cnudde et la gueule du ciel

« Dans la gueule du ciel », par Sandrine Cnudde, paru aux éditions LightMotiv est le fruit d’un séjour/workshop en compagnie du photographe Piergiorgio Casotti à Tassilaq, commune inuite sur la côte orientale du Groenland.

Composé, alternativement, de photographies, de longs poèmes et d’aphorismes, c’est un récit complet, dense qui suit la tradition orale de cette partie du monde. Tradition qui a bien du mal à continuer à exister, malheureusement, tant les peuples groenlandais subissent de plein fouet une modernisation accélérée.
Dans la gueule du ciel est peut-être, aussi, une forme de témoignage, ou même de testament, de ce qui est voué à disparaître.

Une balle sur le sol. Plus loin la vertèbre d’un animal, blanche, sèche. Encore plus loin une poupée abandonnée aux pissenlits. 
Quelques pas, encore, et ces mots :
 » Nous ne sommes rien
et pourtant si
pleins de vacuité
sur la piste de danse si
pleins que nos langues sont debout dans nos bouches »

Puis des rochers, des rochers, encore des rochers. Parfois les silhouettes lointaines d’enfants dans les rochers, tâches de couleur virevoltantes. 
Puis reviennent les pierres, le lichen, les herbes rases, des fleurs éparses jaunes et violettes, une sensation de sécheresse alors que l’océan baigne tout. Et l’étouffement à chacune des pages. L’étouffement parce qu’au bout du chemin il n’y aura que le granit, quelques enfants encore, perdus, puis rien.
Parfois un long poème surgit (il y en a neuf) comme une ample respiration, comme ces histoires contées à la veillée. Il y est question de Wagner, d’un chemin qui mène à l’intérieur, de la poussière sur la glace qui s’use. 
Il y est surtout question de la vie, de la mort, de l’amour, de l’ennui, ce qui fonde une existence dans un des endroits les plus à l’écart du monde. 

Sandrine Cnudde est photographe, poétesse (éditrice aussi de la remarquable revue Vinaigrette), et de ces deux médiums elle se sert avec habileté et subtilité pour nous amener en ces lieux.
Nous sommes bien loin des images traditionnelles associées au pôle Nord : des banquises à la blancheur éclatante, de la neige et des chiens de traineau. Ce ne sont pas les pôles de Jean Malaurie ou Paul-Émile Victor, immenses de courses infinies, d’espaces vierges, immaculés.

Non. Tassilaq est une bourgade de 2000 habitants perdue au milieu de rien, dans un espace où il ne se passe rien. Et ce rien devient oppression ; ce qui est une immensité se referme en un lieu clôt, fini, presque une prison, dont les habitants peinent à s’échapper tant les civilisations occidentales sont éloignées et, parfois, les rejette. 

Dans la gueule du ciel invite donc le lecteur à considérer ce Groenland autrement, à perdre nos illusions « romantiques » inspirées de nos lectures d’enfance. Mais, parce que Sandrine Cnudde use tout autant des mots que des images, le poids qui pèse dans les photographies prend un autre élan par le pouvoir des phrases. 
Des aphorismes comme des éclats dans le grand vide :  » je ne suis pas sur le pont pour regarder ton peuple se noyer », ce qui a laissé une trace a d’abord disparu », « les bières les livres/toutes ces choses échangeables » jalonnent les pages, ouvrant un autre regard, un autre possible.

Alors qu’est Dans la gueule du ciel, finalement ? Un cri de rage ou un cri d’appel ? Un soutien ou une alerte ? Nous serions bien en peine de lui accoler un qualificatif qui deviendrait dès lors trop définitif.
Il est ça : espoir et souffrance, douleur et joie. C’est un livre d’humanité au cœur de la chute. Parce que Sandrine Cnudde démontre de la plus belle manière qui soit tout l’attachement qu’elle porte à ces personnes, mais aussi la violence que la « modernité » leur inflige.
Que restera-t-il quand il ne restera plus rien ? 

Pas de traces écrites, la langue inuite est essentiellement parlée. Pas de coutumes, de costumes, d’habitat, il y a belle lurette que les chasseurs se déplacent en motoneige et abattent les phoques à la carabine. 
Comme bien souvent il restera des regrets, quelques traces dans des musées, des souvenirs vagues et surtout l’impression d’un immense gâchis. Dans la gueule du ciel n’est pas un livre passéiste, il ne clame pas ce « c’était mieux avant » que certains brandissent comme des étendards. C’est un livre d’amour et de respect, un livre-trace, un livre-jalon. Il ressemble à ces histoires qui le ponctuent : des moments, des fragments pour se rappeler, pour recréer du lien, pour se serrer un peu les uns contre les autres.
Sandrine Cnudde le fait de la plus belle manière qui soit : avec conviction, humilité et courage.