Sculpter l’espace, la couleur et la lumière

« J’ai voulu construire une sorte d’architecture » explique Daniel Buren, « prendre la lumière, la projeter sur le sol, et créer un œuvre à vivre, comme je l’ai toujours fait ». Ainsi est née « Excentriques », cette nouvelle installation in situ qu’il a réalisée sous les verrières du Grand Palais pour cette 5ème édition de Monumenta. Soit une installation éphémère occupant la totalité de la surface disponible du prestigieux bâtiment, présentée au public pour quarante jours seulement, le point d’orgue final étant fixé au 21 juin, premier jour de l’été, où la célébration de la fête de la musique sera l’occasion d’un gigantesque bal blanc en ce jour du solstice d’été, fête de la lumière. Lumière et couleurs sont au cœur de « Excentriques » de Buren.

« Excentrique » qualifie en général un fait ou un comportement allant à l’encontre des normes sociales ou visuelles. Mais l’adjectif a d’abord une signification géométrique précise, désignant ce qui se rapporte à des objets de forme ou de section circulaire dont les centres ne sont pas confondus. Nul doute qu’en élaborant son installation avec l’architecte Patrick Bouchain, son complice de toujours, Daniel Buren ait joué sur les deux registres de ce terme.
Hors norme en effet est le déploiement de tout un monde de couleurs sous les hautes verrières du Grand Palais. Passé le tout premier couloir de l’initiation, créé tout exprès pour retarder l’apparition de l’œuvre, le visiteur découvre avec stupeur une forêt de piliers soutenant une gigantesque toiture translucide, toute plate, et à hauteur d’homme. Ces piliers blancs bordés de verticales noires s’échelonnent en longues lignes de fuite et portent tout un maillage de disques colorés-juxtaposés, et déclinés en quatre couleurs primaires – jaune, orange, bleue et verte. A la manière des canopées de ces forêts primitives qui laissent filtrer la lumière zénitale, cette toiture recouvre ici toute la surface au sol disponible dans le Grand Palais, sauf dans la partie centrale sous la coupole de la verrière, qui reste à découvert, occupé cependant par cinq grands cercles posés cette fois à même le sol, grandes surfaces en miroir ou se reflètent les visiteurs, les disques des couleur, ou les jeux du ciel de la verrière.

En déambulant entre les piliers, on évolue dans une lumière dont l’intensité varie selon le ciel extérieur, lui-même déjà filtré par un ensemble de carreaux bleus que Daniel Buren a fait directement disposer en damier sous la coupole de la verrière. Ainsi, dans cette forêt de couleurs, la lumière et les couleurs se font mobiles, plus douces dans la grisaille parisienne, ou rayonnant ardemment dès que le soleil parait. Ces variations de la lumière extérieure jouent aussi directement sur la projection au sol de ces grands cercles de couleurs : plus le soleil est vif, plus le dessin des cercles s’accentue sur le sol, on avance alors sur un pavage virtuel de cercles colorés. Il en résulte ainsi un autre effet voulu par l’artiste, la métamorphose du sol de pierre grise du Grand Palais. Et le chant de cette polychromie en quatre couleurs donne vraiment l’impression de progresser dans un univers féérique.

Daniel Buren fait volontiers référence au « au pavage d’une mosquée » et projette ainsi vers d’autres univers. Sur le seuil de ces « Excentriques », l’ampleur de l’espace et l’alignement bien ordonné des piliers qui s’éloignent en lignes de fuite m’ont fait irrésistiblement penser à la forêt de fines colonnes qu’on découvre en entrant dans la mosquée de Cordoue : conçue pour être le plus grande au monde après celle de la Mecque, l’architecture de cet espace clos communique, dans une sorte de vertige visuel, la sensation de l’infini.
De fait, pour adapter exactement son installation à la totalité de la surface disponible, Daniel Buren s’est inspiré d’une formule issue des mathématiques arabes du 10 ème siècle qui permet d’agrandir ou de rétrécir un ensemble architectural. « Tout est question de proportions » précise-t-il. Cette formule a permis de calculer exactement le nombre de cercles requis pour couvrir l’espace, ainsi que les diamètres différents pour obtenir le même nombre de cercles pour chacune des quatre couleurs. On obtient ainsi 376 cercles + 1. –Ainsi, il n’y a pas de perte, la totalité de l’espace est parfaitement couvert. Par ailleurs, dans les espaces ouverts entre chaque jointure de disque coloré les échappées vers le ciel rompent avec l’impression d’enfermement que pourrait produire une déambulation sous une immense canopée/toiture toute plate, fût-elle translucide et colorée. Dès l’entrée, le choc de la découverte est assuré.

Voilà là bientôt un demi-siècle que Daniel Buren bouscule les normes artistiques. Ces « Excentriques » en sont un nouveau témoignage. Certes il y a loin de ce jour de Noël 1966, où les quatre compères de l’éphémère groupe B.M.T.P. (Buren Mosset Toroni et Parmentier ) provoquaient déjà un beau scandale dans leur toute première « Manifestation », affirmant leur volonté de réaliser « le degré zéro de la peinture » avec des œuvres où la répétition d’un même motif pictural manifestaient leur refus de communiquer tout message. Buren adoptait pour toujours les bandes verticales alternées blanches et colorées d’une largeur de 8,7cm, devenues la signature esthétique de ses interventions –on les retrouve dans les piliers blancs bordés de noir d’« Excentriques ».

Pour le groupe B.M.T.P, il s’agissait de créer des œuvres qui ne fassent plus référence à la sensibilité qui avait été jusqu’alors l’élément moteur et la force d’attraction de l’art . La peinture ne faisait plus qu’ « exister » et se posait en doctrine de l’apparence – une affirmation qui relève de la phénoménologie.
Comment ne pas retrouver d’ailleurs le signe de cette option philosophique jusque dans les miroirs placés au centre de cette installation. ? Dans la peinture hollandaise, on se rappelle que très souvent, l’intérieur est digéré par un miroir, par l’oeil rond du miroir. Un regard pré-humain qui est l’emblème même de celui du peintre. Comme le rappelle Merleau-Ponty dans « L’œil et l’esprit », « le miroir apparait par ce que je suis voyant visible, par ce qu’il y a une réflexivité du sensible, il la traduit et la redouble. … Il est l’instrument d’une universelle magie qui change les choses en spectacles, les spectacles en choses, moi en autrui et autrui en moi. ..C’est la métamorphose du voyant et du visible, qui est la définition de notre chair et celle de notre vocation »(1).
Atteindre la définition même de notre chair et de notre vocation : il semble bien que ce soit là la vocation la plus profonde de ces « Excentriques ». Daniel Buren voulait à tout prix éviter le piège de la monumentalité du Grand Palais : « 45 mètres sous la verrière, et près de 15.000 m2 au sol ; dit-il, « on pouvait vraiment être écrasé par la taille ». Or en dépit de l’ampleur de l’installation, on ne ressent jamais cette impression, bien au contraire.

La hauteur d’homme de cette canopée, la vivacité de ces couleurs joyeuses et la grande mobilité des jeux de lumière sous le ciel changeant de la capitale confèrent à tout cet ensemble un air de familiarité. Dans cette « métamorphose du voyant et du visible », par un tout autre moyen que la peinture, c’est « notre chair » même qui est impliquée. Comme si le gigantisme de la nef avait été apprivoisé pour lui donner une allure plus démocratique et permettre à chacun de s’approprier l’espace.

Comme on le voit désormais dans la célébrissime installation des « Deux Plateaux » aux Tuileries où désormais les enfants sautent à pieds joints et les couples s’embrassent. Qui l’a vécu ne peut pourtant oublier l’ahurissant scandale politico-artistique des « colonnes de Buren » qui déclenchèrent en 1986 une vraie croisade de la part des détracteurs de cette installation. On sait combien les créations artistiques dans l’espace public dérangent, surtout lorqu’elles sont appelées à durer. Puis peu à peu le public les intégre, et elles finissent par faire partie du décor – un phénomène toujours recommencé. Même si l’affaire des « Colonnes de Buren » reste sans doute l’un des plus célèbres avec la création du Centre Pompidou ou de la Pyramide du Louvre, l’histoire artistique française est riche en exemples de ce type.

Le choc d « « Excentriques » est plus circonscrit car, à l’intérieur du Grand Palais, l’installation reste marquée du sceau de l’éphémère. Cependant, à l’opposé des créations réalisées dans les précédentes éditions de Monumenta – le gigantesque monstre métaphysique du « Léviathan » réalisé par Anish Kapoor en 2011, ou le tragique de « Personnes » l’installation de Boltanski en 2010 (que j’ai évoquées dans cette même revue), les « Excentriques » de Buren se veulent résolument « un espace à vivre, accessible à tous ». Le prix d’entrée est modique(5€). Un bar et des tables de dégustation ont été installés au pied du grand escalier d’apparat qui mène au Salon d’honneur du Grand Palais. L’espace central à découvert est aussi le lieu des représentations qui se succèdent depuis l’ouverture publique d’ « Excentriques ».
Alors que poètes, musiciens, acrobates ou danseurs proposent leurs partitions au fil des soirées spéciale, le public peut se poser un peu partout, jusque sur les grands cercles- miroirs – espaces de choix où les spectateurs allongés sur un « œil-monde » peuvent rêver en musique sur la disparition progressive des couleurs dans les longs crépuscules du mois de juin, tandis qu’un faisceau lumineux balaye la canopée, faisant surgir au sol des compositions chromatiques inattendues.
Pour Daniel Buren, il s’agissait de sculpter la lumière, l’espace, la couleur. En paraphrasant un célèbre vers de Baudelaire, on pourrait dire de ses « Excentriques » : ici , tout n’est qu’ordre et couleur, lumière, espace et vitalité. »
(1) « Merleau-Ponty « L’œil et l’esprit », Gallimard, 1964