Sculpter/photographier

L’exposition de Thierry Fontaine au Frac PACA à Marseille constitue une véritable rétrospective en proposant un parcours qui permet d’apprécier la cohérence de son travail. Alors que certains artistes choisissent de passer d’une forme d’expression à une autre, Thierry Fontaine explore depuis ses débuts les possibilités qu’offre l’image photographique – une image qu’il travaille toujours en argentique et dont il a fixé une fois pour toute le format en fonction de la taille du spectateur. Mais il serait bien réducteur de le considérer simplement comme un “photographe”. Ce ne sont jamais les réalités du monde extérieur qui interpellent son regard.

Un de ses clichés le montre avec ironie (Une île de plus, 2003). On y voit un tout petit morceau de mer qui est cadré par une main repliée, ce qui illustre bien la folie de vouloir réduire l’immensité de l’espace dans toute son extension à une seule image. Si on regarde les images produites par cet artiste comme des “photographies”, on s’aperçoit vite qu’il faudrait détourner l’usage de ce terme. Ce sont d’abord des créations insolites qui déroutent les regardeurs, des images entièrement fabriquées dont l’inventivité est le point commun.
La photographie est cependant une procédure indispensable dans son processus créatif. De sa formation de sculpteur, Thierry Fontaine conserve une volonté de “statufier” des images du corps, qu’il a toujours montrées en grand format, à l’égal de celui des spectateurs. Dans ses premières oeuvres, on voit surgir un corps en majesté dont le visage disparaissait, recouvert par une masse informe – par un magma de plâtre ou d’argile (Premier cri de plâtre, Premier cri de terre, 1998) par un gros coquillage (Echo, 2005) ou plusieurs, par une pierre volcanique (Porter la terre, 1998). Cette disparition inquiétante lui faisait d’emblée quitter le domaine du “portrait”. Par cet anonymat troublant, par cette sorte de réduction phénoménologique osant faire perdre au corps son visage, il montrait le corps humain comme un simple morceau de nature que l’on voyait comme ensauvagé parce que saisi dans un environnement purement naturel : la mer, la forêt. En étant perçu comme une forme brute qui se donne à voir sans aucune réciprocité, sans un possible échange de regard, sans aucune sentimentalité, le corps humain peut alors faire son apparition comme un objet plastique quelconque en étant désindividualisé. Les couleurs des matériaux qui le recouvrent – le blanc du plâtre, le brun-rouge de l’argile – peuvent peut-être être perçues comme des variations des teintes de la peau humaine.

Perturber la vision

Thierry Fontaine, originaire de la Réunion, revendique son métissage et son éloignement du centre culturel qu’est la métropole. Avant qu’il vienne faire des études d’art en France, à Strasbourg, ce n’est que par le biais d’images reproduites qu’il a pu avoir accès à l’art. C’est la raison pour laquelle il a voulu montrer comment un art “culturel” est venu s’interposer entre sa vision primitive de la nature et des corps jusqu’à l’effacer. C’est au sens littéral cette “artialisation”, pour reprendre le terme à Alain Roger, que montre l’image d’une reproduction du Zouave peint par Van Gogh qui se superpose au corps de l’artiste qu’il masque en grande partie. Ce recouvrement, ce procédé ironique par lequel l’art s’empare du corps produit une image que l’on peut considérer comme emblématique du travail de l’artiste ( 1995-1996).

Elle montre comment se forme le filtre créatif d’un imaginaire qui peut être partagé meme s’il fausse la perception des singularités existantes. Voir n’est jamais retrouver une réalité mais la recouvrir en lui superposant des filtres culturels. Cependant, le pouvoir de créer des images ne consiste pas à s’écarter du réel – il peut aussi nous donner à voir la manière dont tout réel est toujours éloigné, quelque soit les paramètres, omniprésents dans l’art de Thierry Fontaine, d’exotisme ou d’altérité. Ce n’est donc pas le regard qui est éloigné mais l’objet qui se montre, parce qu’il échappe à nos préoccupations et qu’il nous prend par surprise. Inventeur de formes, Thierry Fontaine s’est plu à imaginer des objets incongrus ou des événements physiquement impossibles – des ampoules électriques qui prennent feu(Lumière, 2012), une chaîne de métal qui s’enflamme ( Abolition, 2001) une vitre qui a été percée de clous…

Dans un second temps, Thierry Fontaine s’est attaché à défaire les préjugés et à jouer avec les visions préconçues que le monde occidental porte sur les “indigènes”. Pour cela, il a inventé des activités de fabrications qui sembleraient relever de ce que Hervé Di Rosa a nommé les arts “modestes” : un sculpteur en train de fabriquer des phallus de bois, un artisan qui peint des noix de coco pour en faire des ballons de football, un fabricant de petites tours Eiffel en coquillages, ou encore un filet tressé en coquillages destiné à recevoir des ballons de football (Vers le but 2006-2013). Plus récemment, en Afrique du Sud, Thierry Fontaine a demandé que l’on fabrique pour lui des squelettes et des crânes en perles. Ces activités induites sont des jeux avec le mode de perception des fabrications qui sont au départ réalisées pour répondre au marché du tourisme. Dans toute cette série de photographies, l’oeuvre résulte d’une mise en scène où l’objet – sculpté à la demande – fait l’objet d’une scénographie complexe que la photographie vient ensuite enregistrer selon un cadrage savant. L’inattendu reste toujours en embuscade dans ce processus imaginatif proche du surréalisme.

De l’île à l’archipel

La singularité plastique des oeuvres de Thierry Fontaine (comme la série des Messages, qui déclinent le mot SEUL, ou celle des Cris ) est qu’il soit parvenu à fabriquer de la communication en restant toujours à la limite de toute appartenance communautaire, d’où la persistance du thème de l’île – c’est-à-dire de la solitude, de l’isolement, de l’isolat – dans sa démarche. Certes, Thierry Fontaine est originaire d’une île, natif de la Réunion, mais l’île a aussi pris pour lui une signification existentielle qui dépasse ce contexte géographique. “Chaque homme est une île” est d’ailleurs l’intitulé de l’ouvrage collectif sur son travail ( Somogy, Août 2007).

“ L’image en tant que cri est la condensation d’un trouble, d’un noeud de présences contradictoires. La magie de l’image allégorique, c’est de rassembler en une sorte de court-circuit immédiatement présent ce qui sinon requiert une construction articulée déployée dans le temps. (Jean-Christophe Royoux in Chaque homme est une île).

Contrairement à l’aphorisme bien connu de Georg Chritoph Lichtenberg “un couteau sans lame auquel manque le manche” la volonté explicite de jouer du paradoxe n’aboutit pas chez Thierry Fontaine à un néant sans consistance mais à des productions où le non-sens, l’humour joue à la fois dans chaque image et dans le rapport qu’entretiennent des images entre elles, un rapport qui doit cependant être construit sinon compris par un spectateur complice. L’exposition à Marseille joue de la temporalité en proposant aux spectateurs une projection des oeuvres qui constituent une série de triptyques, orchestrée par Thierry Fontaine, ce qui permet de dépasser par le rythme de la projection et le montage des images le face à face usuel des spectateurs devant des images fixes.

C’est enfin à une confrontation inédite avec une sélection plus restreinte de ces mêmes images que sont invités les spectateurs par la ville de Nanterre dans un lieu urbain dont le tracé rectiligne ouvre un percée depuis l’Arche de la Défense. Cet espace public accueille cette année, dans le cadre du Mois de la Photographie du Grand Paris, les images de Thierry Fontaine selon un dispositif innovant. En effet, au lieu d’un affichage à la verticale qui s’adresserait aux promeneurs ou aux familiers du lieu, les images ont été disposées à l’horizontale sur des plans légèrement inclinés, et ainsi, elles peuvent être vues de manière plongeante par les habitants des immeubles ou par les employés des bureaux qui jouxtent cette esplanade. ARCHIPEL – l’intitulé de l’exposition – dispose une vingtaine d’images en six séquences, cassant ainsi la linéarité de la perspective du Grand Axe allant de Nanterre vers la Défense pour laisser aux regards la liberté de divaguer : là, chaque image est comme une île, et le regardeur peut faire une halte à sa guise dans l’archipel composite d’une création diversifiée.

Même dans l’espace clos du Frac PACA à Marseille, Thierry Fontaine a choisi de s’adresser aussi au dehors, de toucher le voisinage immédiat en exposant une oeuvre disposée comme un vitrail en transparence sur une immense porte de verre : celle d’une vitre percée de clous où on voit deux mains tendues dans le bleu du ciel. ( Skyline, 2011) Manière de casser les codes et d’ouvrir le regard vers d’autres perspectives, plus marginales.