Publié aux éditions Xavier Barral, 12 moments rassemblent une série de photographies réalisées par Barbara Probst au cours de l’année 2015 entre l’Allemagne et les Etats-Unis. L’historien d’art Robert Hobbs signe ici un article brillant venant remettre en perspective ces 12 moments avec la formation et le parcours de l’artiste.

12 moments, douze instants interprétés en deux images, douze diptyques donc, toujours situés dans l’espace et dans le temps. Douze fois, la vie qui s’écoule en une narration ambiguë, où des éléments se répondent. Il est question d’une voiture, d’un accident, de l’eau émeraude, de la forêt, du soleil qui perce le feuillage, d’une jeune fille brune. Peut-être est-il aussi question du bonheur, de l’innocence, de la chute, de la tragédie, du destin aveugle qui nous conduit à notre perte. Le visage d’un jeune homme endormi sur une barque à Starnberger See, le 30 juin 2015, n’est-il pas celui que l’on décèle dans la brume à Munich, le 3 août suivant ?

Barbara Probst, donne à chacun des douze moments qui composent l’ouvrage des coordonnées spatio-temporelles précises. L’heure, la date, le lieu, donnent le sentiment étrange d’osciller entre le journal intime et l’enquête policière. Le regard contre les images effectue une sorte de gymnastique pour retrouver le mouvement qui s’opère entre deux photographies, entre deux angles, entre le noir et blanc et les couleurs. Il y a un décalage facétieux, onirique qui s’ouvre au cœur de chaque diptyque puis entre les douze moments réunis. Ici l’énigme n’est peut-être pas tant à chercher du côté des faits, mais plutôt de questionner l’idée même du fait, de l’évènement, du phénomène, du punctum, du kaïros…

Barbara Probst questionne ici l’instant décisif, celui qui donne son titre à un texte d’Henri Cartier-Bresson, datant de 1952, dont une citation est placée en exergue du texte de Robert Hobbs placé à la fin de 12 moments. Une tradition photographique que l’on qualifie parfois d’humaniste, propre également au photoreportage s’est construite autour de ce principe d’instant décisif. La photographie devient alors le moyen potentiel de témoigner de la vie même, d’en retenir le flux. Pourtant dans cette idée qu’il y aurait un bon moment pour prendre une photographie, c’est aussi la nécessité de donner une forme qui fait sens, qui relate la vie au plus juste dans son émergence infinie. Ainsi, Barbara Probst dans chacun de ses diptyques propose deux images relevant d’une même situation.

La vie ici semble toujours faite de l’étoffe des songes, où brouillard artificiel et voiture miniature rejouent peut-être le souvenir où le cauchemar. Le vrai, le faux s’emmêlent dans une atmosphère énigmatique, on ne comprend pas, on ne cherche pas forcément à comprendre. Chaque moment est donc capturé deux fois, sous deux angles différents, en noir et blanc et en couleur, dans l’abstraction rigoureuse ou la nostalgie romantique. Et voici que l’exigence de vérité de l’instant décisif est poussée à son comble, jusqu’à la voir céder au relativisme des points de vue. Il n’y a plus de chose en soi, mais seulement des phénomènes en tant qu’ils apparaissent de multiples manières, à des yeux différents.

Si le tour de force de l’auteur en littérature est sans doute l’adoption d’un narrateur omniscient, alors la photographe semble ici jouir du même procédé. Voici que l’œil est dans la voiture au côté de la jeune fille et qu’il est simultanément dehors, regardant cette même jeune fille derrière la vitre. Dedans, dehors, c’est là l’histoire de la subjectivité et des aléas de la conscience qui se jouent aussi. En témoigne, datée du premier décembre 2015, l’image de la chute d’un corps, perçue par un œil au ras du sol. En face, une autre image, celle d’un plafond que pourrait entrevoir la personne qui tombe. Je tombe et je me vois tomber : la conscience se dédouble. A Possenhofen, le 7 juillet 2015, je regarde cette femme, des yeux bruns tournés vers le ciel, et je vois ce qu’elle voit : en noir et blanc, la brillance du soleil à travers les feuilles. Il y a un corps objet de la photographie, et il y a sa perception subjective. Si Robert Hobbs dans son texte final met en lien le travail de Barbara Probst avec la pensée de Deleuze et notamment avec le concept de « devenir différent », on peut également penser à la distinction entre le corps propre et le corps vécu proposée par Husserl et les penseurs de la phénoménologie.