Silver memories, le désir des choses rares

« « L’an 2031
Verra s’éteindre le règne de la fleur de mai.
Viendra s’achever le torrent de nos mines
Telle est la charge du katun.
Ce sera la fin de la pierre blanche et du peuple rouge des rêves.

Ce sera la fin de l’argent puisé à nos montagnes
Résonneront les tambours,
Tinteront les grelots
Ce sera la fin de l’image argentique.
La mémoire s’éteindra sans autre geste de colère. »

Hypothèse, les mines d’où est extrait le minerai d’argent nécessaire à la photographie analogique sont en voie d’épuisement. »

De cette hypothèse, considérant le poids en sels d’argent d’une photographie, Daphné Le Sergent propose de réécrire le récit des représentations de l’altérité du point de vue d’une histoire non européo-centrée ; d’ imager en décalages le cycle temporel de domination-exploitation initié par le débarquement en 1519 d’Hernán Cortés au Yucatán et par l’appropriation et l’extraction du métal blanc du Potosi, de Tasco et de Zacateca ; de penser sa fin au temps de l’extraction de la connaissance par la fouille des données (data mining). Dans la construction du regard, les horizons des Amériques de l’Eldorado, ceux du « désir des choses rares » sont autres que ceux de nos mémoires imparfaites.
L’exposition s’offre comme une trame associant les époques, les lieux, les pratiques, un cheminement hybride d’écarts et d’hypothèses où « le temps écoulé projette l’histoire de l’avenir » (J.-M.G. Le Clézio, Les Prophéties du Chilam Balam).

Dans ce voyage vers l’est et l’ouest, du présent au passé, en tension de l’imaginaire et de la mémoire, les pistes bifurquent et se croisent dans la fluidité de l’image. Tout commence par une clé d’entrée, le Codex de 2031. Le parcours s’y inscrit dans la pluralité et la mixité des techniques et des références : le papier d’amate, fabriqué à partir de fibres végétales, adapté au tirage jet d’encre pigmentaire, les figures à la gouache ; la fiction prophétique de Daphné Le Sergent qui a travaillé de concert avec le mayaniste et épigraphiste Jean-Michel Hoppan pour la transcrire en glyphes Maya. Sur le leporello, dans la recherche de l’image et de son origine, le point de vue bascule, le temps d’un déluge et d’un commencement orchestrés métaphoriquement par le dragon déversant les eaux du ciel, la déesse aux pattes de jaguar renversant sa cruche et le dieu noir de l’inframonde à la coiffe de hibou. Inspiré des feuillets du Codex de Dresde, le chant des temps divergents composé par Daphné Le Sergent rythme les siècles et les ans d’une histoire de la représentation en voie d’extinction. Le temps du mythe individualiste et progressiste de l’explorateur, du conquérant, de l’ethnologue avant la lettre qui, comme le franciscain Diego de Landa Calderón, extirpe l’idolâtrie dans l’autodafé, du chercheur d’or et de l’entrepreneur minier, au regard assuré de certitudes divines ou économiques, semble révolu, mais leur cupidité trouve de nouvelles pépites à extraire dans l’économie de l’information.

Dans un tissu de correspondances, le propos est polyphonique, la pratique hybride, associant photographie, dessin, vidéo et installation. Dans le monde globalisé, l’orientation hiérarchisée selon les points cardinaux ne fait plus sens et le voyage vers les Indes s’impose en voyage intérieur, l’œil en axe du monde. La vidéo Voyage en nos Indes intérieures en trace le récit, en regard inversé de l’ouest et de l’est, union des Indes orientales et des Indes occidentales : « Mais tu n’étais pas aux Indes / Tu vivais dans une image / Tu voyageais dans le fond de ton œil ». Le chant est interprété en Tamoul sur un air composé par Vincent Guiot sous inspiration d’un chant Kali’na de Guyane. Différence de linéarité, différence de mémoire, la ligne cartographique continue cède la place à une ligne née d’une succession d’empreintes discontinues dans un décor de céramique. L’aventure se dissout en exploration des différentes couches du moi, l’extérieure, d’un mode de vie orienté par la marchandise, l’intermédiaire dans le regard focal, ouvert ou fermé à l’autre, la profonde des sensations et de la vision périphérique. À la frontière de l’intériorité et de l’extériorité se dessine ainsi un monde intermédiaire de la fluidité.

Le poids et la mesure, Potosi, deux vidéos sur socle. La photographie est surface d’illusion et donnée économique. L’invention de la représentation moderne est indissociable de la valeur de l’argent métal, des flux intercontinentaux issus des mines américaines, de la domination et de la colonisation européennes.

Dans l’ambiance sonore créée par le bruit de torrent et du déclencheur d’un appareil photo, le visiteur se fraie un chemin dans la demi-obscurité de l’environnement Silver halide grains au milieu d’une série de poutres formant obstacle au sol ; il y recherche la pépite ou le grain d’argent manquant, scrutant les grains d’halogénure des cinq photographies présentées sur lutrin ; le regard happé par le diptyque vidéo Et j’ai deux fois vainqueur traversé l’Achéron où se superposent dans une vibration continue images d’eaux et de roches, de particules d’or et de vols d’étourneaux. En correspondances, de la citation de Gérard de Nerval au grain poussé des photographies de lits rocheux de cours d’eau, se mêlent et dialoguent la mémoire qu’on croit parfaite de la représentation photographique et celle, imparfaite, de nos souvenirs, confrontées à la logique contradictoire de l’accumulation-destruction de richesses, mesurées à l’anticipation d’un monde où l’épuisement de l’industrie extractive est aussi celui de la disparition d’une modalité de sa représentation.
Mémoires et histoires, donc, d’argent, sous la polysémie du mot. La vidéo L’image extractive, composée d’images extraites d’Internet, en déroule le récit – ceci est – depuis l’exploitation des gisements américains par les Espagnols et le mythe de l’Eldorado jusqu’à l’exploitation des données. En précepte économique et social, culturel aussi : la cupidité, figurée par les étalons or et argent, les fluctuations des cours boursiers des métaux précieux, la spéculation et la réponse des grandes firmes productrices de matériel argentique dans l’investissement-recherche d’une alternative numérique. Le champ sémantique du data mining, orienté, dans sa version anglaise depuis quelques décennies, vers la « découverte de pépites », en est symptomatique.

Ainsi inscrite par sa surface même dans la chaine globale, d’exploitation, de production et d’échange, la photographie argentique offre une autre économie de l’image. Sept diptyques interrogent ainsi Les certitudes de la mémoire, dans la confrontation de photographies de couches rocheuses veinées d’argent rehaussées d’un effet de brillance et de photographies de rétines oculaires. Sous la variété des textures, des traitements et de la mise en scène de l’image, la notion de veine fait sens de la tension entre la pulsion de regarder et l’oubli de ce que l’image photographique doit à l’exploitation coloniale et industrielle.
Dans une pratique autre, les « photo-dessins » en creusent l’idée dans une image hétérogène, synesthésique : le regard posé ou mobile sur le champ clos de la photographie s’assimile à un geste de fouille, d’extraction, dans une divergence ou une convergence plus ou moins grande du geste de la main. La préciosité du regard et le désir des choses rares 3 (la Montagne d’argent), que notre mémoire accroche à la controverse actuelle sur la Montagne d’Or ou à la Fable des abeilles autant qu’au Journal de Jean de la Mousse en Guyane, reprend aussi, dans un travail complexe d’écriture du regard, le questionnement du désir et de la rareté, des apparences et de l’exploitation à travers l’intérêt contemporain pour le bois canon (cecropia) aux feuilles à l’envers d’argent. Les images numériques de la montagne guyanaise sont re-photographiées en argentique, travaillées avec un logiciel de traitement de l’image de manière à donner au grain argentique une présence forte, puis rehaussées à la mine de graphite. En accentuant certaines lignes, en densifiant certaines zones de l’image, le « photo-dessin » oriente différemment l’attention portée à l’image. Invitant à modifier les mouvements de l’œil, à les redistribuer sur la surface photographique ; il fait émerger d’autres schémas visuels, guidés par la main de l’artiste ; il met en jeu des temporalités différentes des sensations et des expériences mémorielles. Il porte l’interrogation de la prise de vue et du tirage (cadrage, focalisation…) vers l’identification formelle.

Gold and Silver revient sur le regard décalé, sur l’hypothèse d’une histoire contrefactuelle de la représentation photographique. Le tirage numérique en diptyque sur plaque aluminium de deux faux daguerréotypes, or et argent, plus grands que nature, à la représentation incertaine ou presque effacée, inverse les points de vue. Dans un monde aux hiérarchies permutées, la photographie est née quelques années avant 1839 au Brésil de « l’imprimerie à la lumière solaire » d’Hercule Florence, de ses expérimentations de sensibilisation en chambre obscure de papiers au nitrate d’argent et au chlorure aurique.
Miroirs Clouds/miroirs Claude, le jeu de mots et d’images conclut l’exposition en un autre cycle temporel, celui de l’extraction de l’image, du naturel au virtuel, de sa liquidité. Les quatre photo-dessins au graphite dilué et à la mine de plomb, renvoyant au miroir utilisé par des peintres paysagistes et attaché au nom de Claude Gellée dit Le Lorrain, sont à la fois représentation de nuages et évocation métaphorique des nuages de données (le cloud).

Peut-être , au regard de ces temporalités alternatives, de ces flux et passages de frontières à la surface de la représentation et des techniques mnémoniques, ne regarderons-nous plus jamais une photographie de la même façon.