Alors bien sûr -et c’est notifié- les images ne seront pas localisées. Qu’elles soient de Milan, de Beyrouth, de Chicago, qu’elles aient été faites à Ostende ou ailleurs, là n’est pas l’important. Il est également indiqué, et c’est le titre même, que les images ne seront pas datées. Sine loco, sine data. Soit. Nous sommes prévenus et notre regard ne sera pas donc distrait par des légendes ni non plus par quelques signes typographiques. Pas de pagination. Seulement des pages carrées avec une image ou des images, toutes réalisées par l’auteur de l’ouvrage, Jean-Luc Amand Fournier ou JLAF.
Ed Ruscha disaient de ses livres « qu’ils étaient d’abord des livres. Il se trouve, ajoutait-il, qu’il y a des photographies à l’intérieur ». C’est la même chose pour Histoires sans lieu ni dates.
C’est un livre peuplé de photographies ou mieux des photographies qui habitent un livre, pleinement. L’image, qu’elle se présente seule ou qu’elle s’allie à d’autres images dans un montage, recouvre entière la page à bord franc. À l’exception de la première qui comporte une marge, comme le cadre d’un tableau. Mais c’est un tableau, la reproduction d’un tableau, la marge-cadre pour affirmer son autonomie, pour rendre absent le hors-champ et pour donner à voir ce qu’il y a, à ce moment-là, à voir et qui prête à toute interprétation : une autre trace de rouge à lèvres à côté des lèvres rouges de la portraiturée.
Tout est possible dès lors :
La femme a été gauche quand elle s’est maquillée et le peintre, tel un photographe de l’instant, a su capter ce moment-là.
Ou bien, cette trace de rouge est la preuve que ces lèvres furent auparavant baisées, que la couleur a bavé et que le photographe, tel un huissier ou un amoureux, a constaté la preuve du délit ou celle de son émoi.
Ou bien… tout est possible. L’image montre la probabilité infinie de tous les possibles, contenue dans ce que Roland Barthes aurait appelé le punctum et qui n’est que la somme de toutes les interprétations.
Les autres pages pourront dès lors se décliner sur le même mode, mais un mode moins conventionnel et plus moderniste à travers la procédure du montage qui pointe à chaque fois ce qui se joue vraiment dans l’image, dans la page.
Ce n’est pas du non-dit puisqu’il n’y a pas de mots, c’est du dit qui prend la forme du vu : Eros, c’est la vue. Il suffit de regarder toutes les images pour s’en convaincre et d’y déceler la plus infime allusion érotique.
Allusion érotique ou encore (et cela va de pair) illusion comique quand, par exemple, face à un Sex-Shop Moderne, il est indiqué la direction d’un centre funéraire. L’enfer n’est pas très loin du paradis et Satan l’habite.
L’œil se promène, erre dans l’image, emprunte en fait le chemin que JLAF lui dessine. Cet œil broute (doit brouter) l’image. La formule est de Paul Klee, mais elle s’applique ici, dans le livre. Et les histoires que le regardeur invente sont bien celles de son œil :
Noire voiture matrimoniale + bâche de piscine effondrée, usagée = Glamour.
Trace blanche comme un filet ruisselant dans un couloir tout rouge alors que la femme au sexe épilée lit le journal L’imbécile.
On comprend mieux le titre du livre. C’était évident qu’il ne devait y avoir ni dates, ni lieu, ni légendes, ni textes. JLAF nous chuchote tout au long du livre ce que tout photographe devrait faire : « Regardez, mais Regardez seulement ce qu’il y à voir ! »
Dans Le dernier tango à Paris, Paul (Marlon Brando) dit à Jeanne (Maria Schneider) :
« No. Tu sei sola. Sei tutta sola. E non potrai liberarti di questo senso di compléta solitudine finchè non avrai guardarto la morte in faccia. Finchè non sarai capace di guardare nella morte, nel buco del suo culo, sprofondando in un abisso di paura »
« Non. Tu es seule. Tu es toute seule. Et tu ne pourras pas te libérer de ce sens de complète solitude tant que tu n’auras pas regardé la mort en face. Tant que tu ne seras pas capable de regarder dans la mort, dans le trou de son cul, en sombrant dans un abîme de peur »
J’ai vu dans le livre de Jean-Luc Amand Fournier l’injonction de Marlon Brando, mais à la différence de l’acteur qui la professait gravement (même s’il ajoutait que c’était une « romantica stronzata/ une connerie romantique », le photographe lui en rit et se photographiera même devant « un buco di un culo ».