Soulèvements, des décalages dommageables

Les meilleures institutions artistiques nous ont habitué à ce qu’exposition et catalogue composent un tout indifférencié, ils sont généralement le fait de critiques ou de curateurs professionnels, qui prennent en charge la partie communication, le théorique y complète le pratique sans le déborder. D’autres acteurs des sciences humaines trouvent depuis quelques années dans l’exposition un mode complémentaire d’expression de leur pensée. Après Histoires de Fantômes pour grande personne conçue par Georges _Didi Huberman et étant donné l’intérêt de ses essais une grande attente se manifestait à l’annonce de la création de l’exposition Soulèvements au Jeu de Paume. Plusieurs critiques ont déjà manifesté une certaine déception que j’ai aussi ressentie, sans d’abord pouvoir la cerner clairement. D’où cet article retardé par rapport à la visite de l’exposition où de nombreuses œuvres retenaient l’attention.

Le pluriel du titre appelle un caractère exhaustif, que l’auteur ne peut bien sûr assumer. Dans son blog Lunettes Rouges Marc Lenot a recensé les manques politiques ou idéologiques qui supposent un retrait par rapport à cette ambition, critiquant l’esthétisation du geste du soulèvement, aux dépens de son sens. Si la question du féminisme y est quasiment absente, on peut en voir la compensation dans la présence parmi les quatre invités prestigieux du catalogue de Judith Butler, encore y traite–t-elle plus des aspects idéologiques que des actions de soulèvement liées à la question du genre. Ce premier exemple nous incite à mieux analyser les rapports et divergences entre le livre catalogue et l’exposition elle-même.

L’introduction occupe les pages 8 à 90 , au centre le rappel des œuvres s’organise en « Portfolio » des pages 94 à 287, Georges Didi Hubermann conclut par un long texte accompagné de quelques illustrations des pages 290 à 382. L’équilibre textes / images des œuvres n’est donc pas en faveur de ces dernières. D’où un certain ombre de critiques sur l’aspect démonstration appliquée de l’exposition.

Quand Antonio Negri titre son texte introductif L’événement Soulèvements on ne peut que penser à une autre exposition, organisée par le philosophe et urbaniste Paul Virilio qui présentait à la Fondation Cartier en 2002, Ce qui arrive on y trouvait la même différence entre une exposition plutôt décevante dans ses formes et un catalogue fort intéressant théoriquement.

La dynamique générale de l’entreprise est clairement mise en avant par Marie José Mondzain quand son texte est dédié « A ceux qui sont sur la mer » puisque citant Anacharsis elle distingue avec lui : « Il y a trois sortes d’hommes, les vivants les morts et ceux qui sont sur la mer. »

Cela apparaît au Jeu de Paume d’autant plus flagrant pour ceux qui, comme moi, ont tant apprécié la précédente tentative scénographie présentée d’abord au Fresnoy puis au Palais de Tokyo où les projections vidéo au sol comme le long ruban photographique composé par Arno Gisinger dialoguaient avec le frontispice projeté de la page Déploration de l’Atlas Mnémosyne de Warburg. Vidéo et photographie en gardant leur indépendance tant par rapport à Warburg qu’à la pensée du philosophe sur son prestigieux sujet conservaient leur dimension performative, sans risque démonstratif.

Malgré le système de chapitrage littéraire , commun à l’exposition et au catalogue, fonctionnant comme une longue phrase scandée, la diversité de natures et de supports des objets, œuvres et documents les confine trop souvent dans un rôle illustratif. Brillant certes et l’on doit saluer le véritable travail de commissariat effectué par l’auteur pour trouver, exhumer, défendre des perles significatives dans le projet de l’artiste comme dans le propos général. Cependant la scénographie ne facilite pas non plus une présentation pléthorique. On se sent submergé par les exemples.

Le travail avec les explosifs de Roman Signer qui tient aux aspects physiques est dans l’exposition rapproché de cette performance d’action collective Break it , before it’s broken de Tsubasa Kato, les deux font l’objet de vidéo. Pourquoi donc dans le catalogue le travail du suisse est il confronté à une autre vidéo de Jasmina Metwaly Tahrir Square qui relève du champ politique ?

De même en salle le rapprochement des Cinquante piques d’Annette Messager (1992) avec les Shouting Men d’Art & Language se révèle très pertinent parce que surprenant, beaucoup plus que le lien du catalogue avec les Incidental Gestures et autres Catalepsie d’Agnès Geoffray.

Heureusement l’exposition regorge de trouvailles d’accrochage. Les photos de la danseuse Jo Mihaly venant du Musée Flokwang à Essen répondent avec brio à la fougue de Valeka Gert dans Olè surprise par Lisette Model. Deux œuvres liées à la performance nous rappellent les actions de Saburo Murakami Passing Through (1956) quand elles répondent aux tentatives d’atelier menées au quotidien par Robert Morris pour Continuous Project Altered Daily (1969).Une autre mise en relation fonctionne à merveille celle des photographies d’Auschwitz (interdites de publication ?) avec les dessins préparatoires de Joan Miro pour L’espoir du prisonnier et L’espoir du condamné à mort.