Metz…
La ville haute, avec sa belle pierre jaunâtre, est superbe en ces dernières journées d’été, alors que le FRAC Lorraine présente l’exposition Maintenant, ici, là-bas, constituée de vidéos et d’installations réalisées autour de performances (inédites ou réitérées), de deux femmes, l’Afghane Lida Abdul et la Cubaine Tania Bruguera, qui mènent une réflexion sur la situation politique de leur pays, renvoyant dos à dos, à partir d’une phrase fétiche d’Hannah Arendt – « Le terrible, l’indicible, l’impensable banalité du mal » -, les symptômes totalitaires. [H. A. Citée par Giorgio Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, Paris, éditions Rivages, 2003.]
Les locaux du FRAC sont magnifiquement situés et déjà rien que de visiter le bâtiment et son pigeonnier est un plaisir. Charles Quint serait passé une nuit dans les lieux, ou dans la maison d’à côté : le débat d’historiens reste ouvert.
La blancheur de l’art contemporain est ici poussée à son extrême : white cube interne et porosité butyreuse de la pierre à l’extérieur, qui dialoguent en un harmonieux jeu de baies vitrées et de points perspectifs. L’idée que l’art est action avant toute chose semble tenir à coeur à la directrice, Béatrice Josse, qui s’appuie sur l’histoire du site et souhaite en pousser les logiques jusqu’au maximum. Elle parle de « croyance » dans l’art. L’action serait-elle plus acte de foi que de raison ? De raison, sans doute, puisque Sartre puis de nouveau Hannah Arendt (« Les mots justes trouvés au bon moment sont de l’action. ») vont être tour à tour appelés à la rescousse. Reste à savoir, néanmoins, quels sont les mots « justes », ce qu’est un « mot juste » : fonction et ambiguïtés de l’aphorisme. Mais ne boudons pas notre plaisir : à deux pas de l’Allemagne, personne ne méjugera des qualités apéritives de tel ou tel concept philosophique.
Bonne idée de privilégier des femmes, dans un univers et une région, c’est le moins que l’on puisse dire, éprouvés par la virilité des hommes ; les stigmates de l’architecture, à chaque pas, les noms des rues – celui des ponts, aussi, il y a ici un Pont des Morts -, en témoignent. Verdun est en contrebas.
Afghane, Cubaine, les deux invitées, qui enseignent toutes deux la performance à Chicago, sont engagées socialement et politiquement.
La première, qui a été un moment réfugiée en Inde après avoir quitté son pays, s’essaye, comme avec une pièce intitulée No roof, à créer après le désastre. On la verra user – Sisyphe – un bloc ce glace sur un tapis afghan. Mondialisation de la guerre, mondialisation de la perception de la guerre : tout cela n’est que d’actualité. Il est de plus en plus difficile d’estimer la situation politique globale du monde, tant les images sont délayées, dévoyées. Il faut à Lida Abdul témoigner de faits autrement que par des photographies.
Tania Bruguera, née en 1968, vit et travaille à La Havane. Avec une joviale facétie, elle s’est déjà amusée à mettre des slogans cubains en techno-musique. Elle ne parle jamais de Fidel Castro. Ne prononce jamais ni son nom, ni son prénom. Elle dit « Il » ; elle dit « Lui ». (Mais paradoxalement, en est-elle consciente, cela LUI dresse un socle. Our Lord, dit-on de Dieu.) Il y a un mot qui revient souvent sous ses lèvres : behaviour. « Behaviour is the way to classified people. » Les actes, toujours. L’artiste met en avant l’expression et l’art du comportement dans des performances qui doivent de plus en plus « être violentes ». Le corps, le sien, celui de l’autre, est le véhicule essentiel. Il y a de la chair, de la viande, des choses organiques que l’on malaxe, un côté eucharistique. Mesurons le poids important du catholicisme et des cultes vaudous à Cuba, dimension sur laquelle elle ne s’attardera guère. (À la Kunsthalle de Vienne, en Autriche, elle a réalisé, en 1999, une performance intitulée El peso de la culpa. Une autre de ses oeuvres s’appelle Blood trace.)
De telles actions permettent de réfléchir au rôle, voire à la fonction de l’art et au statut de l’image.
Le seul danger est que cela soit caricaturé ou récupéré de part et d’autre, Tania Bruguera n’en disconviendra pas : « Les États-Unis ont un marché de l’art très fort. Le produit final est un objet fétichiste, qui n’a plus rien à voir avec l’expérience. » De cette marchandisation, des produits parallèles, dérivés, le land artiste Christo en est l’exemple emblématique. Chacun l’admet.
Faut-il réactiver, refaire, moduler, plutôt qu’enregistrer une performance « La renouveler ou non » Le parallèle avec le théâtre, le concert avant l’invention du gramophone, s’impose. (Je pense par exemple à Talma, dont on nous dit qu’il fut un immense acteur, mais personne après sa mort ne pourra jamais exactement dire comment jouait Talma.)
C’est là toute la question de la reproductibilité de l’oeuvre d’art qui se pose. Une réflexion, alors que tant (trop) d’entre elles sont répétitives, sur la fonction, le statut de la performance aujourd’hui.
À noter, dans les mêmes locaux, l’Exhibition bis faite des travaux d’Emily Jacir (photographies), Renaud Auguste-Dormeuil (vidéo) et Tania Mouraud (impression numérique sur bâche tendue).