Blanc, bleu, orange… Au départ, sur cette grande toile carrée, l’œil est happé par la vivacité des couleurs. Une surface de lumière impose sa présence. Les aplats de blanc dominent, envahissent la quasi totalité de l’espace, rehaussés par le contraste d’un orange clair à la base et d’un bleu azuréen dans la partie supérieure.
Cependant, le blanc originel a perdu sa candeur première, sauf dans la partie médiane qui forme un noyau dur encore intact. Dans l’ensemble, largement altéré de gris, la couleur apparaît impure, comme souillée. De plus, en son corps principal, la grande masse blanche est fissurée de toutes parts : de multiples zébrures sinueuses bleues et noires semblent menacer son intégrité.
Au sommet de ce grand corps tout craquelé, encadrée de grisaille, s’ouvre une large fenêtre bleue, de forme rectangulaire : un morceau d’azur, sur lequel se découpent deux gros blocs grossièrement taillés, mis en distance par un effet de perspective. A la base, jaillit un orange clair, en vives projections. Même si l’espace qui lui est accordé est limité, on sent que cet orange vivace pourrait bien gagner l’ensemble, par contagion.
On entre donc dans cette toile par l’abstraction première d’une composition en grandes masses colorées. Pour ajouter à son mystère, le titre – « Quatre-vingt dix pour cent » – annonce une référence chiffrée, peu explicite. Puis on découvre en haut, à gauche, une phrase énigmatique, inversée comme un rébus ou un nom de code : « on y est ». Où diable est-on ? Que sommes-nous appelés à constater ?
Cette toile de Julien Des Monstiers est présentée dans la sélection d’artistes des Ecoles d’art, pour l’édition 2008 du salon « Réalités nouvelles ». Pour Olivier di Pizio, le Président de ce Salon né en 1946 comme « le salon de toutes les abstractions », cette 62ème édition vise à montrer la postérité du langage formel qui bouleversa l’art du XXème siècle, mais aussi les multiples questionnements que les artistes posent aux modèles historiques : « les abstractions contemporaines reflètent des territoires plastiques aux frontières poreuses ».
Il semble bien que cette toile de Julien Des Monstiers manifeste l’actuelle porosité de ces frontières.
« On y est », « La dernière aventure », « Point de non retour »… En fait, quand on parcourt l’œuvre déjà affirmée de ce jeune artiste, on est frappé par cette série d’inscriptions lapidaires, leitmotive aux accents d’ultimatum. Les compteurs sont au rouge, c’est l’état d’alerte. Julien Des Monstiers se dit obsédé par le flux d’informations qu’il dévore au quotidien. Sans être un militant écologiste, il est fort sensible aux signes de l’état alarmant de la planète. D’autant plus que ses lectures (les romans de Jack London, René Daumal et son « Mont analogue », « l’esthétique du pôle Nord » de Michel Onfray) ont nourri son goût pour les voyages, l’exploration d’univers extrêmes, ou la nécessaire tension vers l’inaccessible. L’aventure des pôles le fascine ; il rêve d’une confrontation réelle « in situ », mais jusqu’à présent, étudiant dans l’atelier d’Alberola aux Beaux Arts, son exploration s’est faite dans le foisonnement de ses territoires plastiques, entre peinture et installations. Sous le regard attentif de l’un des pionniers de la figuration libre, à son tour, Julien Des Monstiers construit sa mythologie personnelle et il « crée des histoires pour mieux les expérimenter » (Alberola dixit).
Le réchauffement climatique entraîne la fonte de la banquise et change la géographie des pôles ? Julien Des Monstiers compose cette toile « Quatre-vingt dix pour cent » – les dix pour cents manquants, c’est la part de l’iceberg qui a déjà disparu. Mais ils sont aussi ce que nous sommes censés voir, à la surface, tels ces deux petites montagnes de glace bien découpées dans l’azur, alors que les quatre vingt dix pour cent de cette énorme masse glaciaire restent a priori invisibles, car engloutis. Est-ce une interprétation métaphorique de l’abstraction ? Ou bien l’artiste veut-il toujours « rendre visible l’invisible » ? Car ce qu’il donne à voir sur sa toile, en plan de coupe, c’est aussi cette énorme masse de l’iceberg tout fissuré, désormais infiltré de partout, prêt à craquer, soumis au feu de la terre tout prêt à l’envahir. L’abstraction première semble ainsi se dissoudre dans la mise à jour de ces ultimes cryptages, dissimulant à peine la figuration d’un état réel du monde que l’on ne peut plus guère refuser de voir.
Pour Julien Des Monstiers, le sens de sa création artistique est clairement défini : dans le dossier de son diplôme des Beaux-arts, il déclare vouloir « comprendre et décortiquer le plus gros enjeu géopolitique de notre époque : la recherche des derniers déserts, dans une volonté assumée et frénétique de mener à bien la dernière aventure, celle de la quête de l’ultime réserve de combustibles fossiles ».
A 25 ans, il sait qu’il va vivre dans un monde où le combat pour la maîtrise de l’énergie va faire rage. « On y est ». « Point de non retour ». Même s’il sait que cette conscience n’est pas toujours partagée : « Papa attend la guerre et maman fait des gâteaux » dit l’une des ses inscriptions.
Ce lecteur de Baudrillard voit bien que le gouvernement du monde par l’information tend à produire des événements en série, les vidant de leur substance et donc de leur histoire. Or, comment inventer l’avenir dans une société sans mémoire ? Constatant les « épiphénomènes et pires phénomènes », il souligne à quel point le monde réel est ainsi menacé de disparition. D’autant plus que la société s’adonne au culte du présent, vouant bien des objets à la mort dès lors qu’ils sont produits.
Julien Des Monstiers se pose alors en archéologue des signes et des objets voués à la mort. Outre ses grandes toiles, il compose ainsi toute une série d’installations, dans l’esprit subversif du mouvement Fluxus. Ses porte-containers miniatures en plastique évoquent le nouveau trafic commercial sur la voie maritime ouverte au Pôle Nord par suite de la fonte de la banquise, mais on découvre aussi un squelette de piano, des boîtes en carton contenant des fausses douilles de dynamite, une trousse de couture, des bidons de peinture vides où flotte un bateau, et… toutes sortes d’objets revisités. L’œuvre de Robert Filliou, autre maitre de l’artiste, l’a convaincu que « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ». Julien écrit : « Les objets que je fabrique, assemble et mets en scène sont morts, échoués, poétiques, et inutiles, créés et aussitôt empreints de nostalgie. Ils sont un point de non retour, une vitrine de l’amnésie du monde ».
Pourtant, pour dangereuse qu’elle soit, le constat de cette amnésie ne se fait pas sur le mode d’une dénonciation agressive. Julien Des Monstiers la met en évidence, avec insistance ; patiemment, il accumule les preuves, mais il recharge de sens ces humbles objets de rebut et les inscrit dans une histoire nouvelle, signée de ses couleurs emblématiques, l’orange solaire et le bleu de l’azur.
A conjuguer ainsi la couleur de la chaleur et la vitalité de la création avec celle du rêve et de l’infini de la transcendance, sans doute espère-t-il conduire son public au delà de la courbure de notre espace actuel, vers cette voie escarpée chère aux artistes et aux découvreurs, qui unit la Terre au Ciel ?
J
Pascale Lismonde