La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Symbiose et distanciation

L’installation permanente à l’auditorium d’Arendt House et l’installation temporaire de Beat Streuli au rez-de-chaussée de l’Arendt House, nouveau siège d’Arendt & Medernach marque une nouvelle étape dans la programmation d’exposition au sein du cabinet d’avocats. La collection de photographie contemporaine d’ Arendt&Medernach est membre récent de l’IACCCA International Association of Corporate Collections of Contemporary Art.

Depuis les années 90, chaque prise de vue de l’artiste Beat Streuli, quoique précédé d’un repérage conceptuel judicieux, nous invite inévitablement à saisir la spontanéité du mouvement spécifique d’une urbanité quotidienne des grandes villes. Soudainement immergé dans la masse, nous nous retrouvons devant les grandes photographies et installations monumentales de Beat Streuli comme seul en face d’une figure où d’un détail urbain. Nous sommes comme transportés par ces énormes portraits isolés de la foule qui deviennent de grandes surfaces. Souvent le visage prend des qualités d’étendue absorbée et reflétée où se mélange la personnalité du portraituré avec celle du regardeur. Il devient alors ce que la médiologue Françoise Gaillard appelle une sorte d’interface, un support qui appelle le vis-à-vis ou le face à face et où se construit le regard dans l’interrelation auteur-spectateur. Les photographies montrent aussi bien des éléments qui favorisent la symbiose entre le lieu, la personne, l’auteur et le regardeur que des images qui, à travers le dispositif, permettent une certaine distanciation avec le sujet. Il y a donc un jeu intéressant de la relation à l’espace-temps photographique qui soulève le rapport du mouvement du flux urbain à l’image fixe, voire peut-être même du réel à la fiction.

Mais ces photographies témoignent aussi de la prise de conscience de l’auteur des lieux qu’il s’approprie : Moscou, Dubaï, Hong Kong et auparavant Londres ou New York, pour ne citer que les villes où Arendt&Medernach est présent.
La fresque et les vidéos laissent entrevoir ici et là les contradictions et les tensions de ces villes, en particulier les événements d’actualité récentes comme « la révolution des parapluies », le sit-in hebdomadaire des femmes de ménage philippines et la présence policière à Hong Kong ou bien la parade militaire Victory Day à Moscou, démonstration du pouvoir d’un Poutine toujours au centre de conflits internes et externes à Moscou ainsi que les portraits de travailleurs saisonniers pakistanais et indiens qui contrastent avec le monde fantasmagorique de Dubaï.

La spécificité rencontre la généralité, mais tout l’intérêt se joue au niveau des détails souvent extrêmement agrandis et de la combinaison des images.
En juxtaposant les faces et les surfaces, les portraits et les écritures, Beat Streuli sait créer par son dispositif complexe (wallpaper et petites ou grandes photos qui se superposent, ainsi que des vidéos) une sorte de mélange antagoniste de symbiose et de distanciation qui s’alternent selon le regard. Ce dispositif qui permet au spectateur de s’immiscer mais aussi de garder ces distances face à cet ensemble d’images suggestives présente le vivant et le bâti dans les villes avec une objectivité qui dépasse l’instant réel. Les photographies très esthétiques focalisées principalement sur l’individu sont combinées avec des éléments construits dont les détails tendent vers l’abstraction. Un jeu visuel de superposition et d’interpénétration, de ce qui peut être aperçu et de ce qui peut être vu, interpelle constamment le regardeur.

Dans l’installation permanente à l’auditorium d’Arendt House on peut voir un ensemble de photos issues aussi des villes de Dubaï, Hong Kong et Moscou, où se juxtaposent des personnes et des éléments abstraits ainsi que des écritures arabes, chinoises, cyrilliques et latines. Grâce à leur transparence ces images fixes de ces nouveaux centres de finances situés entre l’Est et l’Ouest, entre l’Europe et l’Asie s’associent en quelque sorte au flux du trafic et des passants luxembourgeois.

Encore une fois, comme dans l’ensemble du travail de Beat Streuli, nous sommes confrontés à des similitudes et des différences de ces situations urbaines dans un monde globalisé supposément de plus en plus stéréotypé et similaire. Seulement une lecture plus profonde peut nous faire découvrir les particularités spécifiques aux différentes villes. Toute la force des photographies et des vidéos réside dans le sens donné au détail, voire à la captation du fragment décisif qui révèle le caractère des êtres et des choses. De même l’équilibre créé par l’auteur entre le sensible et l’intelligible oriente le regardeur dans son implication devant l’image, et cela en trouvant une voie d’interprétation qui se nourrit des différentes strates du dispositif.