Artiste de la transmission, Tami Notsani conçoit des œuvres – photographies, installations, dispositifs sonores – qui font parler les absents, les objets ou les lieux, autant de témoins de récits oubliés ou en voie de l’être. La mémoire, la relecture par la voix, le texte et l’image interviennent dès ses premiers projets pour remettre à jour une histoire, qu’il s’agisse de celle de sa grand-mère (Safta 2000-2008), de son grand-père (Lazare, 2005), celle d’un lieu (le Palais des Brigades à Tirana avec Unheard Stories en 2022) ou encore celle d’activités perdues (Hexagone, à partir de 2007, qui collectait les traces de l’exode rural). 

Sans titre, 2016 (divan) Palais des Brigades © Tami Notsani, Adagp

En 2024, elle déballe ses « affaires personnelles », qui sont le récit en mots, en images et en objets d’une jeune femme qui, comme toute citoyenne israélienne de dix-huit ans, va passer près de deux ans hors de la vie civile pour faire son service militaire. Rite de citoyenneté commun à tous et toutes en Israël, le service militaire se présente à la jeune Tami Notsani comme une étape ni idéalisée ni redoutée, « c’est juste normal quand on atteint la majorité1 ». C’est néanmoins un marqueur du passage de l’enfance à l’âge adulte, une étape à la suite de laquelle on est devenu un ou une autre. Elle abordait déjà ce thème en 2008 lorsqu’elle filmait sa sœur de dix-sept ans sa cadette au seuil de sa majorité en train de revêtir l’uniforme ; se dégage de cette vidéo sans paroles (Bar, 2008) un large spectre de sentiments qui vont de l’excitation liée à l’immersion prochaine dans un monde d’adultes à la mélancolie de la fin d’un cycle, celui de l’enfance. Le port de l’uniforme marque également la fin de l’individualité, la couleur kaki recouvre, dissimule, égalise les hommes et les femmes qui la portent. La vidéo atteste du hiatus entre la chambre de la jeune fille où le regard accroche encore des détails tels qu’un lit défait, des bibelots, des peluches, des posters… autant « d’affaires personnelles », auxquelles Bar, avec ses goûts, ses habitudes de vie, son environnement familier, va sous peu renoncer pour devenir apprentie soldate.

Sans titre, 2007 (plaque d’identification) série Bar ©Tami Notsani, Adagp

En 1990, Tami Notsani, après avoir suivi, comme toutes ses amies de lycée, quelques journées de préparation militaire passe les tests qui l’orienteront vers un corps d’armée réputé méfiant sinon hostile au genre féminin : la marine. 

Être femme et recrutée dans la marine, constitue un premier paradoxe, fort heureusement rapidement surmonté dès lors que la compétence l’emporte sur les croyances d’un autre temps2. C’est précisément ce qu’il adviendra pour Tami Notsani qui, de 1990 à 1992, sera mécanicienne dans la marine, une mécanicienne d’excellence, félicitée et médaillée.

« Les documents sont des êtres vivants, ils changent en même temps que nous, on peut en tirer sans fin quelque chose3 ». Cette phrase extraite de l’ouvrage de Svetlana Alexievitch, Tami Notsani la fait sienne et la complète ainsi : « archiver un souvenir, c’est déjà le changer un peu4. »

Cette idée d’une mémoire mouvante, d’un temps révolu et d’un temps actuel qui se superposent et s’influencent, rend le souvenir de même que l’objet-souvenir tributaires de celui ou de celle qui décide de l’activer (ou de ne pas l’activer). La question de la responsabilité est là sous-jacente : dès lors que l’on appréhende un souvenir, on devient responsable de ce que l’on va en faire. Tami Notsani le sait et c’est d’abord avec des souvenirs autres que les siens qu’elle commence sa confrontation avec son passé dans l’armée. Parmi les centaines de photographies consultées au fort d’Ivry dans les archives de l’ECPAD (Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense), elle retient les clichés, souvent anonymes, qui montrent des femmes en uniformes. Ambulancières, aviatrices, techniciennes, tireuses d’élite… toutes ces forces vives n’ont pas, à de très rares exceptions près, intégré le grand récit des figures héroïques des conflits mondiaux. 

Affaires personnelles de Tami Notsani et © ECPAD
Affaires personnelles de Tami Notsani, Galerie Fernand Léger et © ECPAD

Lorsque Tami Notsani s’installe en France en 2000, elle découvre le rituel qui accompagne chaque premier mercredi du mois à midi pile : un test d’alarme sonore résonne partout dans le pays pendant une minute environ, sans que personne ne s’en émeuve. Durant les mois qui suivent son arrivée, ce rituel va l’effrayer à chaque fois qu’il intervient. Elle le relie en effet à d’autres épisodes, à des moments où la sirène n’était pas un test mais bien une alerte en direction des populations, comme elle le raconte alors qu’elle séjourne chez sa grand-mère à Haïfa en 1991, au moment des attaques aériennes de la première guerre du Golfe. 

Pour l’artiste, une alarme qui retentit, c’est aussi le son de la sirène diffusée à chaque cérémonie de Yom HaShoah en Israël soit le jour dédié à la mémoire des victimes de la barbarie nazie. Les commémorations commencent par le son d’une sirène qui vient figer toutes les activités et inviter au recueillement : les passants s’arrêtent, le trafic s’interrompt, la vie est mise en suspens partout dans le pays au même instant. 

Signal de danger ou prélude au silence, la sirène est la même quand elle annonce des situations différentes, voire opposées. Celui qui ne connaît pas les rituels attachés à l’environnement dans lequel il vit risque a minima d’être perdu ou, plus grave, de commettre un impair. Se sentir étranger, à l’écart de ce qui se joue dans la communauté que l’on a rejointe, voilà une situation moult fois rencontrée par tout expatrié et bien connue de l’artiste. Cet interstice d’incompréhension devient un terrain inspirant pour faire œuvre. 

Dans la pièce intitulée Truchement, Tami Notsani reprend à sa manière le principe de L’Art de la fugue de J.-S. Bach : partir de la même partition, en l’occurrence une photo, pour arriver – en suivant les « chemins ménagés par l’œuvre5 » – à de nombreuses variations. Elle recueille soigneusement les descriptions que font les regardeurs d’une photo d’archive et soumet ce matériau brut à l’IA qui génère de nouvelles images. L’intervention de l’IA ne va pas sans laisser de trace : divers désordres surgissent dans ces images qui synthétisent des millions de contenus préalablement enregistrés. Le récit vrai aboutit à une image fausse, aussi évocatrice d’une prétendue réalité et aussi dénuée de sens que le lorem ipsum, ce faux texte bien connu des imprimeurs. 

Œuvre polyphonique et polysémique, Truchement est une réflexion contemporaine sur la notion de limite et d’ambiguïté ; elle est révélatrice d’une démarche qui consacre l’importance de l’individu dans le processus du souvenir. Tout ce qui fait l’authenticité, l’âme des récits individuels, rien de tout cela n’a la moindre chance d’être retranscrit par l’IA qui code, compile et agence du souvenir « déjà objectivement rangé ». 

Le travail de Tami Notsani suppose une connivence entre elle et nous, regardeurs de son œuvre.

Elle nous parle, nous invite à certaines tâches ; accueille les récits des autres et questionne notre propre capacité à dire comment faire parler une image.

Le souvenir, ce champ des possibles, est réellement son sujet et son partenaire, comme il le fut pour tant d’écrivains, de Proust à Perec. Ce faisant, l’artiste nous suggère, et l’idée n’est pas sans résonance dans une époque qui est capable techniquement de manipuler avec virtuosité la mémoire visuelle, que se souvenir c’est produire quelque chose de neuf dans le temps présent. 

Ce texte est issu du texte du catalogue à paraître sur l’exposition Affaires personnelles à la Galerie Fernand Léger à Ivry.

  1. « Chez nous, la première question que l’on pose à une personne qu’on rencontre est “Combien tu gagnes ?”, la deuxième question est “Où as-tu servi dans l’armée ?” Avec ces indications, on sait comment positionner cette personne », entretien avec l’artiste, juin 2024. ↩︎
  2. « La première fois que je me suis présentée à bord, le chef mécanicien a essayé de m’empêcher de descendre dans la cale. Mais, une fois qu’il m’a vue travailler, il a demandé à mes supérieurs que je sois la seule à intervenir sur son bateau », entretien avec l’artiste, juin 2024. ↩︎
  3. La Guerre n’a pas un visage de femme, Svetlana Alexievitch, Presses de la Renaissance, 2004, p. 15. ↩︎
  4. Entretien avec l’artiste, juin 2024. ↩︎
  5. Pädagogisches Skizzenbuch, Paul Klee, la citation ouvre le préambule de La Vie mode d’emploi, romans de Georges Perec). ↩︎
« Ses photographies montrent un univers familier, soumis à une inéluctable évolution dans le temps, les paysages s’y modifient, les personnes changent d’apparence, les similitudes des repères géographiques se superposent. L’idée d’une identité et sa relation à l’Histoire y devient fondamentale, notamment dans ses récentes installations performatives au sein desquelles les spectateurs sont invités à prendre part. »
Anna Olszewska, commissaire d’exposition

Née en Israël, Tami Notsani vit et travaille à Paris.
Quittant des études scientifiques pour la photographie à Bezalel, Jérusalem, elle poursuit son parcours au Fresnoy, Tourcoing.
Ses œuvres ont été présentées en France et à l’étranger dans de nombreuses institutions et manifestations d’art contemporain. Son travail figure dans plusieurs collections et institutions telles que le CNAP, le MAMCS, et le MAMCO.