TANIA MOURAUD, SANS CONCESSION –

« Il faut être soldat », en insurrection permanente contre les idées reçues, rappeler les horreurs de l’histoire pour ne pas avoir à les répéter, dénoncer les périls qui menacent l’avenir du monde. Voilà plus de 40 ans que Tania Mouraud fait de ces questions existentielles le cœur de sa création et de ses recherches plastiques permanentes. Ainsi que de son enseignement à l’Ecole des Beaux Arts. Soit une œuvre puissante et singulière enfin proposée dans une rétrospective majeure que lui consacre Metz-métropole, d’abord au Centre Pompidou, où pour 7 mois (jusqu’à octobre) ses installations, mandalas, chambres de méditation, écritures, photos, vidéos permettent tout un parcours qu’elle juge « entre violence et méditation, exigence ou douceur ». Puis à partir de juin Tania Mouraud va investir d’autres places fortes artistiques de la ville dont l’Arsenal au Frac jusqu’au musée de la Cour d’Or…. Une occasion exceptionnelle de rencontrer les multiples facettes du talent de cette artiste hors norme, radicale et généreuse.

Tout commence par un autodafé, après la Documenta de 1968

En juin 1968, portée par le grand chambardement révolutionnaire d’un mois de mai historique, voulant de son propre passé artistique faire table rase, à 26 ans, Tania Mouraud brûle toutes ses toiles en public dans la cour de l’hôpital de Villejuif. Une photo de cet autodafé liminaire ouvre sa rétrospective. Aucune équivoque possible : avec Tania Mouraud, on ne donne pas dans la demi-mesure. Que sacrifie-t-elle ? toutes les toiles abstraites ou pop de sa formation première à Düsseldorf à partir de 1959 auprès des militants du Groupe Zéro ou de Joseph Beuys, puis celles qu’elle réalise à la suite de sa découverte de Jackson Pollock dont « l’œuvre l’a marquée au fer rouge ». Des artistes de Düsseldorf elle va garder le désir intense de redéfinir la modernité –et d’échapper aux traumatismes multiples laissés par la deuxième guerre mondiale. Car Tania Mouraud, née dans le bruit des sirènes et la peur de la guerre, privée à 2 ans d’un père avocat et grand résistant tué dans le maquis du Vercors, a longtemps été obsédée par le cauchemar récurrent de SS venant la prendre dans la nuit. Cette peur primordiale imprégnera toute son œuvre. Mais voilà qu’en 1968, à la Documenta de Cassel, elle découvre aussi de nouvelles formes de création qui mettent en scène les bouleversements politiques du temps. C’est le choc : il lui faut « trouver une autre voie que la peinture ». Et elle brûle ses toiles.

« Trouver d’autres voies que la peinture »

Ses réponses sont radicales et multiples : la photo de l’autodafé séminal est flanquée de deux pièces de la même veine : d’un côté, un monochrome en formica blanc – Infini au carré – i.e. absence de couleur et dépouillement extrême du matériau démultiplient la notion d’infini – et de l’autre côté un volume sculpture à l’échelle de son corps – Totémisation – elle femme, et mesure du monde : elle y appose sa marque, son totem, et par là même, elle se l’approprie. Dans les années 1970, elle crée ensuite des chambres de méditation pour « se construire un monde où elle pourrait mourir en paix ». Soit « un supplément d’espace pour un supplément d’âme » » dira le grand critique Pierre Restany, qui avait bien capté un trait dominant de la jeune artiste, autodidacte toujours avide de rencontres, sources de questionnements spirituels et d’explorations formelles.

Dans ses chambres de méditation elle fait aussi de la musique avec Terry Riley, la Monte Young ou Pandit Pran Nath. Elle part en Inde, en quête « d’un ailleurs conceptuel », y retournera souvent, fascinée par « toute la richesse de cette civilisation « qui a fait avancer le pensée bien plus loin que l’occident ». Dans ce pays qui a su accueillir différentes religions, elle apprend à penser de manière plus large, s’interroge sur l’identité, la place de l’individu dans le cosmos, construit des mandalas. Question devant une série de photographies d’elle-même à tous âges : « Les gens m’appellent Tania Mouraud. Mais auquel de ces corps font-ils référence ? ».

Une remise en cause qui aboutit comme il se doit au pur questionnement du langage et de la perception, se servant de la perception pour « renvoyer à l’expérience ultime précédant tout code. Mon travail n’est pas une représentation mais une mise en scène de la réalité occultée par les idées reçues. La mise en scène de l’appareil psychique des concepts qui recouvrent les faits « . Avec sa radicalité conceptuelle, elle élimine les images pour travailler alors seulement sur les mots eux-mêmes, « outil et forme matérialisant la pensée ». Ainsi, elle commence à les déployer sur des grandes bâches de chantier, en y traçant des lettres qu’elle étire à l’extrême jusqu’à l’abstraction comme dans sa série HPERCEPT AS CONCEPT : la puissance plastique importe plus que la signification du mot. Des recherches qu’elle va pousser très loin, plus tard encore par des séries de peintures murales, étirant toujours les lettres mais calculant cette fois les espacements selon le nombre d’or (1979). A partir de 1973, elle inaugure aussi les BLACK POWER, une série de tableaux reliefs noirs plaqués sur les murs à intervalles réguliers pour permettre au spectateur de prendre conscience des mécanismes de sa perception, « qu’il se voie voyant ». Pour Tania Mouraud, l’art a une fonction précise : il s’agit de « montrer par son travail que la philosophie et l’art devraient et pourraient fusionner pour nous faire progresser sur le chemin de la connaissance. »

« PERCEVOIRDISCENERIDENTIFIERRECONNAITRE »

Cette puissance plastique du langage la pousse à investir l’espace public, d’autant plus que la monumentalité va lui permettre de créer une subversion politique. Ainsi, avec sa « City Performance N°1 » de déc.77.-janv 1978 : pendant 15 jours, elle fait placarder 54 affiches 4mx3m dans tout l’est de Paris avec le seul mot « NI » – tel un cri, en énormes lettres capitales – une typo choc à la place des habituelles images publicitaires complaisantes et racoleuses. Pour elle « c’est une prise de position anonyme, négation ultime, disjoncteur universel utilisé par les logiciens occidentaux et les sages orientaux ». L’affaire fait grand bruit mais le critique Pierre Cabanne salue cette initiative dans le Matin se réjouissant que « la géométrie noire et blanche de Tania Mouraud transforme la ville en gigantesque questionnement subversif – Ni est à la fois cri de détresse et signe de fraternité ». Sans doute aussi un signe de mémoire, car ce NI rappelle singulièrement les deux terribles lettres NN, rouges celles-là, dont les Nazis affublaient les vêtements des prisonniers Nacht und Neben, Nuit et Brouillard, qui dans toute l’Europe s’opposaient à la dictature du IIIè Reich.

L’histoire, le silence des héros, et l’avenir inquiétant

Ces rappels de l’histoire obsèdent bien des œuvres de Tania Mouraud. En 2014, pour son exposition au MACVAL elle avait fait inscrire sur la façade « Ceux qui ne peuvent se rappeler le passé sont condamnés à le répéter » (Georges Santanaya). Ainsi, dans sa rétrospective, on découvre son pied de nez quelque peu subversif à la peinture d’histoire dans les années 1990, quand, sur de grands murs sombres, elle accroche des insignes de poitrine miniature multicolores à l’échelle de caissons muraux, faisant jouer à ces marques honorifiques un rôle dérisoire de décoration d’intérieur. Ou bien, plus offensive encore, sa pièce « le Silence des héros » 1995-96, selon l’idée de Voltaire « que nous sommes tous des héros en puissance » : 250 bannières soigneusement enroulées sont toutes dressées les unes contre les autres autour d’une salle. A l’arrêt, comme remisées dans le silence, inutiles, puisque les porteurs ont disparu et que personne ne s’offre plus à les brandir pour combattre.

Au Centre Pompidou, la pièce la plus saisissante dans ce registre est cette vidéo tournée en 2002 Sightseing, : derrière une vitre de voiture embuée défile un paysage d’hiver monotone, où apparaissent ça et là montagnes et sapins. La route est longue, la destination inconnue, le voyage se fait peu à peu oppressant, car rythmé par un solo de clarinette jouant de la musique klesmer, dont les sons stridents fusent comme des cris. Au bout de 7 minutes, le voyage s’achève soudain sur la vision de l’entrée du camp de concentration Natzwiller-Struthof en Alsace. Tania Mouraud ne montre rien d’autre, elle sait avec Susan Sontag qu’au-delà d’un certain seuil de sollicitation « la compassion s’engourdit ». A nous de rappeler que ce camp ouvert dès mai 1941 dans une Alsace-Moselle alors repassée sous la tutelle du IIIè Reich, où passèrent quelques 52.000 détenus dont le célèbre Général Delestraint chef de l’armée secrète arrêté quelques jours avant Jean Moulin et expédie ensuite à Dachau. L’un des camps les plus meurtriers, sur le sol de France. « Ceux qui ne peuvent se rappeler le passé seront condamnés à la répéter.

En final de cette exceptionnelle rétrospective de Tania Mouraud , le Centre Pompidou expose la video « Ad Nauseam » (présentée en 2014 au Mac Val) – des monceaux de livres sont déversés et broyés par des pelleteuses, dont le mouvement inexorable provoque l’extermination massive du savoir. Nous n’avons que trop vu les destructions perpétrées par les pires intégristes islamiques de sculptures maitresses d’Hatra ou du site de Ninive à Mossoul, mais aussi celles des bibliothèques d’Irak ou avant, des manuscrits sacrés de Tombouctou pour ne pas frémir d’horreur devant ces images aux résonances terriblement contemporaines ! En 1937 à Munich puis dans toute l’Allemagne, les Nazis organisèrent la gigantesque exposition « l’Art dégénéré » de très sinistre mémoire, jetant l’opprobe publique sur tous les mouvements artistiques qui ont fait la grandeur du XXème siècle. Sans omettre, autant qu’il leur fut possible, d’envoyer leurs créateurs à la mort.