L’exposition de Tatiana Trouvé vient de s’achever au Centre Georges Pompidou, intitulée comme une de ses séries « Le grand atlas de la désorientation » elle suppose un spectateur capable de s’adapter à une muséographie labyrinthique pour itinérer dans ce que l’artiste appelle ses « intermondes ». Dans l’intelligence du lieu elle organise une installation avec une suspension de grands tableaux et dessins auxquels s’ajoutent des sculptures ainsi que des marquages au sol. La complexité de l’ensemble oblige le visiteur à exercer sa sensibilité entre mémoire et imagination.
Née à Cosenza (Italie) en 1968 Tatiana Trouvé est active depuis 1997 elle organise d’abord son travail autour du Bureau des activités implicites (BAI). Dans une sorte d’autofiction plastique, montrant les conditions du making of matériel de ses productions, elle crée un système bureaucratique qu’elle décline en Modules, puis en Polders. Ces installations sculpturales montrent des lieux désertés, ateliers, studios d’enregistrement, occupant l’espace d’exposition à échelle réduite. C’est cette première phase de recherche qui lui a permis d’obtenir le Prix Marcel Duchamp en 2007.
Passant de la sculpture installée au dessin elle entame dès 2005 sa série Intranquillity titrée en hommage au Livre de l’Intranquillité de Bernardo Soares, écrit par Fernando Pessoa entre 1913 et 1935. Cet ouvrage resté inachevé et composé de fragments révèle un rapport particulier au monde. L’artiste le décrivait ainsi : « . C’est un état inquiet et qui ne passe pas, non pas comme une étrangeté à soi (l’inquiétante étrangeté), mais comme une étrangeté de soi au monde. » . Cette série mêlant intérieur et extérieur diffuse une atmosphère pleine d’interrogations. Elle est complétée en 2008 par la série Rémanence réalisée grâce à une technique singulière à la mine de plomb et au crayon noir sur papier noir. L’effet quasi négatif qui en résulte oblige le regardeur à s’approcher au plus près de l’oeuvre pour déceler les éléments subsistant sourdement au passé.
Puis elle inaugure dès 2013 sa série Les Dessouvenus, expression bretonne désignant des personnes ayant perdu la mémoire. Elle associe ainsi processus artistique et histoires personnelles, pareillement semés de micro-événements oubliés qu’elle met en lumière par un protocole pratique singulier. Elle prépare ses feuilles de papier en les plongeant dans un bain d’eau de javel qui en modifie la couleur et forme des taches qui sont le point de départ de sa composition.Elle mêle ensuite ces aléas chimiques, à des dessins et collages, pour susciter des espaces intermédiaires où des éléments architecturaux trouvent une nouvelle destinée. Elle maroufle ensuite ces dessins sur toile. En leur centre on peut interpréter l’action chimique comme brûlures, halos, nuages ou explosions, qui matérialisent l’alternance entre mémoire et oubli.
Poursuivant cette quête la série la plus récente donne son nom à l’exposition, elle illustre sa conception architecturale. Au coeur de ses dessins, des lignes relient souvent différents fragments paysagers, des environnements hétéroclites , des objets, des socles ou du mobilier comme ces rochers échoués dans un intérieur design, ou ces banquettes de musée laissées dans un terrain vague. Son accrochage joue de la superposition des plans, les oeuvres au centre de l’espace étant accrochés haut chaque point de vue permet d’embrasser d’autres tableaux accrochés au mur sur un fond de rideaux. Cette sorte de montage dans l’espace du musée est accentué par les marquages au sol .
L’artiste a fait recouvrir le sol d’un matériau composite fait de ciment et de bois sur lequel elle a dessiné « différentes façons d’habiter le monde ». On peut repenser qu’après ses études à la Villa Arson , elle a été l’étudiante aux Pays Bas de Stanley Brouwn à l’Atelier 63 , celui-ci s’est fait connaitre par ses trajets, ses rapports conceptuels à la marche . Ce sol pré-programmant les déplacements des visiteurs tout en le désorientant semble lui rendre hommage. Elle emprunte au monde animal les déplacements de fourmis, ou la carte olfactive de meutes de loups, des sciences exactes elle reprend les trajets de neutrinos ou d’un cytoplasme, de l’anthropologie elle reproduit les cartes de rêve de peuples aborigène. Des sciences humaines elle reproduit un diagramme des « lignes d’erre » d’enfants autistes cartographiées par Fernand Deligny. S’il en était besoin ce sol à lui seul justifierait le terme d’atlas.
Cette désorientation est aussi idéologique, ce que laissent supposer les collages de couvertures de Unes de différents supports de presse. Mais l’artiste sait que son approche est avant tout artistique et muséale. Les petites sculptures disposées au long des murs et faites d’objets du quotidien comme autant de Gardiens nous rappellent que l’artiste a exercé ce gagne-pain pendant ses études d’art. Derrière les rideaux de fond de salle un jardin de sculptures est à découvrir à travers deux grilles de bronze ornées de brindilles de bois et de coquillages héritées des peuples d’Océanie. Cette mémoire culturelle de son propre parcours créatif complète ce parcours sensible où nous sommes invités à prendre conscience de nos propres manières d’arpenter le monde, en courant le risque de la désorientation à la façon des dérives situationnistes , entre mémoire et oubli, entre rêve et réalité.