Pénétrant l’exposition, le visiteur perçoit, dans un parcours qui les met en correspondance et les isole, une accumulation d’objets, de constructions aux formes diverses, mécaniques et organiques, de matières…, colorés aux mille images, d’installations plus ou moins insolites, qui, irrésistiblement, questionnent le regard. S’approchant, l’œil épouse le modelé et la ligne des sculptures, arrondie ou angulaire, la peau des modelés et des arrangements au grain et à l’innervation d’images. Dans le foisonnement sensible et conceptuel des réemplois et des associations, et de ce qui les habille, les frontières de la représentation photographique vacillent, se troublent. L’exposition s’offre en un réseau où les concepts, les thèmes, les images et leurs usages se décloisonnent, s’hybrident, s’interconnectent, se répondent, s’animent en correspondances dans une multiplicité d’interrogations aux dimensions mouvantes.
Jouant des conventions de la représentation et de la non-représentation, les mêlant, les subvertissant à la fois dans les tirages plans, Sweat-stress (2013), et les sculptures vêtues d’images, Sweaty Sculptures (polystyrène, éponges, cellophane, plexiglas, tirages jet d’encre 2013), questionnent et troublent la valeur indicielle de la photographie. Les taches de transpiration, cadrées en gros plan serré lors d’une performance collective, confrontent le regard, par la valeur esthétique de leur éclat coloré, aux normes comportementales, à la fragilité du moment et de l’être, aux émotions et à leur réception, l’entrainent dans une pensée de la gêne individuelle et sociale. Les images, issues d’un workshop mettent en évidence la pratique participative d’Anouk Kruitof que l’exposition présente aussi dans la vidéo Universal Tongue (2018-2022), partie d’une recherche collaborative et d’une œuvre transmédia sur l’universalité et l’inter-connectivité de la danse.
Façade (2014). L’association en verticalité dynamique de blocs de polystyrène, de briques, de plaques de plexiglas multiplie les points de vue en reflets et altérations chromatiques des tirages évoquant le monde de la finance. Le regard personnel sur New York, empreint de l’ambivalence du médium érigé en sculpture, n’est pas sans rappeler les analyses de Georg Simmel sur l’objectivité du style de vie dans la grande ville moderne, l’anonymat des relations et l’identité sociale en façade, faillée.
Tirée sur latex, sur tapis antidérapant, sur PVC et vinyle…, la photographie colle à la forme des objets, les apprête, les façonne ; elle se courbe, fléchit, se plisse, posée, dressée ou suspendue, comme le modelage d’une couche protectrice en réalité augmentée, sur des structures métalliques, des béquilles chaussées avec led, des câbles de gaz ; elle s’articule et dialogue avec un masque mammaire (Rising star, 2018), des masque d’anesthésie et des tubes à oxygène (Petrified sensibilities, 2017), des bandages (Puff, Huff, 2017), du gel apaisant, des yeux en plastique (Kooky, 2018)… Donnant ainsi une matérialité au foisonnement d’images collectées sur la toile et assemblées en mosaïques, Anouk Kruitof en fait, au sens propre comme au sens figuré, une prothèse, un substitut de l’évidence qui, entre attrait et recul, immerge le visiteur dans un flot de réappropriations du réel. Sorry, no definition found… (2015), par la collecte, le découpage, l’association et diverses altérations des images promotionnelles, issues des comptes Instagram d’institutions, d’agences gouvernementales et d’entreprises étasuniennes, tendues sur des perches à selfie, Anouk Kruithof expose l’équivoque des flux d’images à l’échelle mondiale : consommation et partage acritiques ; source omniprésente et inépuisable d’exploration, de recherche et de création ; questionnement des politiques institutionnelles et commerciales de production et de diffusion des images.
Dans une pratique de réappropriation documentaire proche, les installations Neutral (itchy, nomadic, restless, footloose, 2015-2017), Anouk Kruithof collecte les photographies d’identité floutées publiées sur le compte Instagram de la Transportation Security Administration lors de la saisie d’objets illégaux, principalement des armes. Retraitées, les photographies d’identité se muent en halos de couleur ; tirées sur PVC, installées sur des structures métalliques ou sur un manchon d’isolation, elles énoncent, dans l’hybridité de simili corps-machines aux postures variées, entre souplesse et rigidité, les relations complexes des politiques de l’image et du contrôle social.
Folly (2017), Stonewall (2017)…, les images molles de vues aériennes de perturbations climatiques et de catastrophes environnementales, posées au sol, accrochées à des prothèses médicales ou au mur avec des masques médicaux et des tubes à oxygène, recouvrant des volumes de polystyrène et de fibres de verre en forme de rochers, constituent tout un monde de structures hybrides problématisant l’étrange ambivalence de la technologie, bousculant le statut de l’image trace et preuve, de l’image indice et témoin qui, dans le flux informatif, tend à substituer sa propre réalité au réel.
De telles images apportent-elles une information ? Permettent-elles de penser les situations et les évolutions environnementales ? Ou ne proposent-elles qu’une banalisation du spectaculaire ou une fascinante beauté du risque ? Ice Cry Baby, le montage d’une sélection de vidéos trouvées sur Youtube, en révèle la superficialité et la séduction curieuses. Vision is an all-inclusive process, So bad, even introverts are here, Force quit unresponsive acts…, la série Perpetual Endless Flow (2021), des sculptures constituées principalement de déchets d’emballages de produits électroniques, présentées comme des mannequins dans un studio de prise de vues, habillées d’un patchwork d’images des dangers, des débris, des protestations… qui peuplent notre regard au quotidien, trouble et inquiète son étrange familiarité.
Réalisée en Amazonie, le projet Trans Human Nature (2021), jouant sur l’occultation par la végétation et l’immersion d’images de fictions technologiques dans les cours d’eau, interprète les dangers et la précarité, attendus et fortuits, des synergies entre la nature, l’humain et la technique, en déconstruit les catégories.
Le parcours de l’exposition, comme une unique installation, est immersif. Chaque œuvre, chaque série invitent à l’expérience de l’incertain, à s’approcher pour distinguer, reconnaître les collages de la peau photographique, les captures d’écran, à prendre du recul pour apprécier la porosité entre photographie et sculpture, entre l’organique et la prothèse, entre le sensible et le concept, à repartir et à revenir dans l’infini de notre environnement numérique, à se perdre dans la sensualité joyeuse des drapés et des vêtements d’images, entre figuration et abstraction et à inventer de nouvelles significations.