« The last temptation of polaroid » s’offre à mon regard. Lors d’une visite dans une galerie parisienne, désormais sans murs, nomadisme artistique assumée par Liza Fetissova, je découvre de manière insolite et incongrue une œuvre de Lars Schwander dans une exposition collective.
La sensualité de la femme au regard coquin, aguicheur, assise sur un banal fauteuil noir aux accoudoirs amples dans une pièce quelconque, à la robe blanche remontée sur le haut de ses cuisses, laissant voir un porte-jarretelle pinçant ses bas, et au haut échancré, trois boutons à pression ouverts, me fait un clin d’œil. Face aux grands formats exposés, j’aurais pu, j’aurais dû passer à côté de ce petit polaroïd.
Et pourtant, cette photographie instantanée ne mesure que quelques centimètres, un minuscule rectangle aux couleurs passées et aux marges blanches typiques d’un petit polaroid. La photographie est unique. Elle est originale, non reproductible, unique dans une série montrant deux femmes, Emma et Marie. Mais, je ne le sais pas encore.
Comment ce polaroid au milieu des autres formats plus prégnants a-t-il pu attirer mon regard ? La dernière tentation du polaroid. Oui, le regard prometteur, l’attitude explicite sans rien dévoiler de trop, est une irrésistible tentation. Lars Schwander, l’auteur de ce polaroid tente. Ce photographe danois à la carrière de portraitiste et de directeur d’institution sait créer le désir.
Ce n’est pas un nu. C’est beaucoup plus fort. C’est l’érotisation du regard. L’invitation au désir par le polaroid. En discutant avec la galeriste, Liza Fetissova, elle me donne le prénom de cette tentatrice inconnue. Marie n’est pas une célébrité. Elle est une femme parmi tant d’autres, à la vie si loin de la starisation que cela la rend plus captivante. Elle n’est pas Greta, ni Audrey, ni encore Marylin ; elle est Marie. Je viens de célébrer Noël. Marie résonne encore plus : je regarde encore ce polaroid. Le #15.
Comment Lars Schwander réussit-il à magnifier, à érotiser, à stariser des femmes anonymes avec autant de justesse ? Il est sans aucun doute un amoureux des femmes. Cela ne peut pas en être autrement. Il serait, en quelque sorte, un François Truffaut danois. La femme est sa muse. La femme est sa Lorelei des temps modernes.
Ce n’est pas de cet érotisme convenu, passe-partout, insipide et fade, dont Lars Schwander témoigne. Avec son appareil photographique et son regard, et sans doute en prenant le temps de connaître la femme qu’il érotisera, il « portraitise » un visage, un corps, une présence, une profondeur, un for intérieur, une intimité.
Ce n’est pas seulement une image. C’est une femme entière, avec son corps et son esprit, avec sa complexité et sa psychologie, un avant et un après de sa destinée. Lars Schwander photographie, peut-être, comme un peintre. Il ne tire pas le portrait, il peint. Cela est certain. La nuance est déterminante. Le regard de Marie dans le polaroid #15 est intense, profond, charmeur et ambigu. Certes, le corps et sa manière de se dévoiler disent beaucoup sur d’éventuelles intentions. Elle séduit (l’image ou/et la femme). Je n’évoquerais que « Les érotiques du regard » de Marc Attali et Jacques Delfau, publié en 1968 par André Balland. Ce livre culte apporte, peut-être, une clef au mystère de « the last temptation » de Lars Schwander.
Marie est bien une énigme. Marie est une femme de son temps. Marie est un désir. Elle est.
Et tout ceci est sur et dans une surface, le polaroid. Aucun travail dans la chambre noire comme le ferait avec talent un Dirk Braeckman aux ambiances grises si envoutantes quand il photographie les femmes : ici, juste le regard de Lars et la complicité de Marie, appuyer sur le bouton, et le polaroid sort et le temps fera le reste, délavera les couleurs.
La tentation du polaroid a provoqué le retour actuel de l’usage de cette instantanée révélation. En 2008, Kodak avait mis un terme à la production. En 2010, Lars Schwander décide de dresser le portrait d’inconnues (pour le regardeur, pas pour lui) avec ce procédé soi-disant désuet à l’heure de la montée en puissance de la photographie numérique. Et la tentation est si puissante, que les smartphones n’auront jamais le pouvoir magique de l’épiphanie. L’image surgit mécaniquement sur un support matériel en quelques secondes. La tentation d’enfermer le désir d’anonymes rend brûlant et excitant ce petit rectangle.
Lars Schwander traduit en polaroid ce que des millénaires, dès l’origine de l’écriture, ont qualifié de tentation. Ici ce n’est pas Eve, mais bien Marie. Ne faut-il pas, cependant, voir en toute femme une Eve ? La littérature en fera un thème universel et récurrent : tentation incarnée. Et je ne peux y résister : y succomber est un plaisir violent avouable. Le désir fait chavirer. Le naufrage est esthétique. La tentation est séduction. L’amour contemplatif est artistique et physique. La tempête déstabilise. L’orage foudroie. Marie étreint le regardeur par son image révélée. Le polaroid fait bouger les lignes à l’instar de la tentation. Tout vibre : « eros, c’est la vie », comme l’écrivait le double féminin de Marcel Duchamp. Troubles judéo-chrétiens ? Nul doute.
Les femmes photographiées de Lars Schwander ne sont pas des mythologies comme la peinture académique du Titien, Rembrandt, Rubens, Velasquez, Poussin ou Goya le souhaitait. Les portraits de Marie, d’Emma, Marina et des autres, s’inscrivent dans la tradition d’un Manet avec son Olympia. Le désir est dans le bouquet de fleurs, évocation de la toison fleurie cachée par la main. Elles sont des femmes d’aujourd’hui, libres et séductrices, indépendantes et déterminées, féminines et féministes, complexes et simples, ambigües et claires… Elles sont. Point.
Ceci n’est pas un essai sur l’ensemble de la création de cet artiste danois. Ce n’est qu’une furtive impression en quelques mots, à l’image de la fulgurance de la tentation surgie d’un portrait d’une femme inconnue assise confortablement dans un fauteuil noir, irradiante de féminité, prise en plongée. Et ce, petite image iconique perdue au milieu d’autres plus grandes photographies dans une exposition collective. « Small is beautiful ».
Indéniablement, cette fascinante beauté de l’ordinaire magnifié, ici jetée en pâture dans mon bref texte, sera à contextualiser par l’historien et le critique d’art, en charge de la réalisation du futur catalogue raisonné des œuvres de Lars Schwander. Si je m’arrête sur ce qui m’a troublé en 2010, je ne peux pas faire l’impasse sur les portraits photographiques de Léonard Cohen, Björk, Yoko Ono, Jim Dine, Duane Michals, Robert Franck, et autres étoiles prises en photographie par ce maitre danois. Pourquoi ? Car, ce que Lars Schwander a appliqué avec empathie et sympathie à ces célébrités mondiales, il le met en pratique avec ces femmes dont seul le prénom est la légende. Pour avoir un portrait de Léonard Cohen si psychologique, l’auteur a pris du temps avec son « modèle » (terme impropre, mais comment l’écrire autrement ?). Il passe du temps avec, il saisit l’être, son enveloppe charnelle et surtout, son contenu. Et la photographie respire cet instant de complicité, faisant que le photographié peut sortir du cadre.
En 2005, une belle rétrospective à Budapest montrait ces deux facettes de création de Lars Schwander, n’en faisant qu’une pour ma part. Les femmes qu’il croise dans sa vie quotidienne peuvent devenir ses muses, et son désir les hisse au rang de célébrité.
Il glorifie. Il défie, sur le fil de l’équilibre, l’ordinaire et l’extraordinaire. Il jongle pour notre plus grand plaisir. La tentation peut mener au péché pour le plus grand bien visuel.
Lars Schwander est représenté par Inthegallery, Copenhague ; Liza Fetissova gallery, Paris