Le travail de Thomas Devaux met en œuvre une plasticité rudérale, au sens d’une création de formes à partir de restes. De ces premiers Collages aux plus récents Reliquaires, en passant par les séries Attrition — dont le titre signifie une perte de substance par usure et frottement — le plasticien compose ses représentations sur les ruines d’images premières, en déstructurant puis en réagençant des corps partiels ou complets dont il recueille les traces. Puisant sa matière, visuelle ou organique, dans les coulisses des défilés de mode et dans les vernissages, il réinvestit les codes de ce théâtre social, à la visibilité contrôlée, dans une imagerie qui emprunte ses traits à l’art religieux.
Résolument athée, l’œuvre de Thomas Devaux aborde toutefois cette iconographie comme un répertoire de formes désormais « vestigiales », pour reprendre le terme de Jean-Luc Nancy, ultimes survivances d’un monde qui fait le deuil de sa transcendance. Prenant place dans une économie du trivial, elles donnent corps à des figures aussi charnelles que vaporeuses dont le caractère fétiche questionne à nouveaux frais la plasticité du désir et son rapport à l’art.
Chimères. Dès ses premiers collages, qui rejouaient la scène d’un démembrement aussi christique que dionysiaque, Thomas Devaux s’est employé à disloquer les figures pour mieux introduire du trouble dans la représentation. Assumant un certain cynisme vis-à-vis de la discipline photographique, il procède par retouches et sculpture de la lumière dans un rendu proche de la peinture, où l’opacité du papier et la dissolution de la figure entrent en tension. L’effacement des contours, l’évanescence des chevelures et la dissolution des textures produisent un rendu spectral, quand l’ajout de membres fantômes (une jambe de bébé, une main intruse) ou d’éléments dissonants (un bouquet de fleurs rouges qui adoptent la texture de la chair) achèvent de compromettre l’intégrité physique des personnages. L’apparente inconsistance de leurs corps diaphanes, aux traits liquéfiés, nimbés d’une lumière auratique, produisent alors des identités incertaines pour des corps survivants. Plongés dans un décor raffiné, ces monstres d’élégance sont figés dans une sorte d’attente, les regards neutralisés, affichant une présence nue et immobile, moins mélancolique qu’indifférente, par laquelle s’accomplit leur pleine déréalisation.
Profanation(s). Thomas Devaux agit en iconoclaste en confrontant le « sacré » — littéralement ce qu’on ne peut toucher sans profaner — au trivial. Par certains aspects en effet ses compositions respectent les conventions classiques de la représentation religieuse : le sfumato et le fond diffus semblent directement emprunter leur esthétique aux tableaux de la Renaissance, figurant par la dissipation des corps la possibilité d’une élévation vers le divin. « Survivances » de l’histoire de l’art, au sens que leur prête Georges Didi-Huberman, les scènes de Piéta, de descente de croix, de mise au tombeau et les hagiographies sont cependant l’occasion d’une réinterprétation sensualiste des symboles chrétiens. La féminisation appuyée du Christ, les stigmates portés par des madones, une vierge blanche la main posée lascivement sur sa cuisse inscrivent en effet ces archétypes dans la chair et instillent une tension indéniablement sexuelle. A l’image de cette jeune fille sur le bord de la fenêtre dont on ne sait dire si elle est sur le point de sauter ou si elle aguiche, ces saintes adoptent souvent les traits de filles de joie irréelles aux airs désabusés, appuyant la confusion entre fantôme et fantasme.
Fétichisme. Des détournements de l’iconographie religieuse à la photographie de clients à la caisse d’un supermarché, l’œuvre de Thomas Devaux est hantée par la question du fétichisme (du corps, de son image comme des œuvres et des marchandises). Actant d’un transfert historique des sentiments religieux dans la société de consommation, ses portraits nivellent le métaphysique et le vulgaire, la transcendance et l’immanence, pour inscrire dans le concret des personnages et des situations ordinairement investis d’une charge spirituelle. Avec les Reliquaires, Thomas Devaux radicalise cette démarche. Arpentant les allées des vernissages de foires et d’expositions, un ruban adhésif sous la chaussure, il collecte les matières organiques et personnelles des visiteurs (collectionneurs et professionnels de l’art) afin de les enserrer dans des reliquaires chinés, vidés de leur contenu originel.
La mise en boîte de leur intimité agit comme une mise à distance sublimante par laquelle les cheveux et les poils acquièrent une aura, une solennité, une préciosité quasi surnaturelle. Jouant de la performativité de l’objet rituel, Thomas Devaux met ironiquement le corps d’un collectionneur anonyme en valeur dans des bijoux à l’ornementation aussi kitsches qu’austères pour mieux le tourner en dérision. Par la revente symbolique d’un morceau du corps d’un collectionneur à un autre, Thomas Devaux court-circuite le cercle du marché de l’art tout en pervertissant les processus d’investissement libidinal communs à l’art, à la religion et à la sexualité. Mise en scène du désir d’art autant que de l’art du désir, il détourne ainsi la force des processus de fétichisation des objets pour en critiquer, avec délicatesse, l’artifice et la superficialité.