TOYEN THE DREAMING REBEL

Une importante rétrospective de l’artiste tchèque Toyen a débuté à Prague, son pays d’origine, se poursuivra ensuite à Hambourg pour arriver au printemps 2022 au Musée d’Art moderne de la ville de Paris. Cette exposition permet de découvrir l’artiste trop méconnue Toyen qui a fait partie d’un groupe d’artistes d’avant-garde tchèques, a été membre fondateur du Groupe Surréaliste en Tchécoslovaquie puis, à partir de 1947, membre du Groupe Surréaliste à Paris.

TOYEN est le curieux nom d’artiste qu’avait choisi Marie Čermínová, née à Prague le 21 septembre 1902 et morte à Paris le 9 novembre 1980, pour sortir de sa condition : créé à partir du mot français “citoyen’” qu’elle a abrégé, un nom qui est neutre en tchèque, “Toyen” est la dénomination qu’elle s’était choisie pour insister sur l’égalité homme/femme. Elle s’habillait parfois en homme et elle a toujours travaillé en coopération avec des hommes, d’abord le peintre Jindřich Štyrský, puis le poète J. Heisler, et les surréalistes Breton, Péret, Tanguy ou Radovan Ivsic.

Refusant toute assignation de genre comme de statut, elle ne voulait pas être considérée comme femme ni comme peintre, se revendiquant poète au sens étymologique grec de la poiesis comme création artistique en général par delà le partage académique des arts. Elle a travaillé souvent en symbiose avec des poètes qui ont donné des titres à ses tableaux ou dont elle a illustré les textes. Une partie de l’exposition se focalise sur ses dessins pour l’édition, mais aussi sur ces dessins érotiques malicieux et inventifs. Curieuse de tout, elle arriva très jeune à Paris à la fin des années 20 où elle découvrit la vie nocturne, les cabarets, music hall, cirques… et les bordels qui étaient, à l’époque, un haut lieu de socialisation pour les artistes : Giacometti et Bataille allaient régulièrement au Sphynx.

Un parcours exceptionnel

Les commissaires de l’exposition, Anna Pravdova, Annabelle Görgen-Lammers et Annie Le Brun, qui a bien connu Toyen, nous conduisent selon un ordre chronologique à la poursuite d’une créativité toujours renouvellée. Les débuts artistiques de Toyen étaient déjà plus que prometteurs ; puis, dès son arrivée en 1927 à Paris, une ville qu’elle découvre avec ravissement, elle a tenu un journal qu’elle déclinera plus tard sous la forme de tableaux drolatiques presque naïfs, à la manière du Douanier Rousseau, comme autant de cartes postales de la vie nocturne.

De retour à Prague, ses recherches plastiques se sont faites de plus en plus exigeantes : elles incluent un travail sur la matière et s’orientent, avec une verve expressive spectaculaire, sur une nature qu’elle donne à voir dans toute son étrangeté (formes minérales, rochers, troncs d’arbres, vie sous-marine comme dans Bouillon Primordial). C’est un thème qui à la même époque retenait l’attention des Surréalistes, lesquels collectaient ausi bien des objets naturels que des objets d’art parmi leur trouvailles. L’appartenance de Toyen au groupe surréaliste va de pair avec son engagement politique. Elle reçoit à Prague Breton et Eluard et elle restera proche d’André Breton jusqu’ à sa mort, puisqu’elle sera ensuite logée dans son atelier de la rue Fontaine à Paris.

On découvre cependant que à l’imagination débridée et l’érotisme fantaisiste de certains fantasmes a succèdé une noirceur désenchantée au moment de l’instauration du nazisme en Europe (cf. Horror, 1935). L’onirisme de ses tableaux est plus inquiétant, plus étrange que ceux de René Magritte, d’abord parce que sa technique picturale élaborée est à rebours de l’image plane de ce dernier : au lieu de défier une représentation imagée qui reste prise dans le rapport des mots et des choses, Toyen crée des univers multiples, des perspectives complexes où la part du rêve nocturne comme de la rêverie flottante tient en alerte les regardeurs. Ses créations tardives sont empreintes de mystère, d’un ésotérisme qui se réfère à l’alchimie dont la pensée, proche de la magie, avait fasciné Breton. Elle est, comme le dit bien l’intitulé de l’exposition, une rêveuse rebelle, toujours librement inspirée et toujours en mesure de renouveller son art.

Solidaire plus que solitaire

Dès ses débuts, Toyen a travaillé en duo et non pas en couple avec Jindřich Štyrský, puis à l’intérieur du groupe d’artistes d’avant-garde « poétiste » pragois Devětsil, signifiant les 9 forces – à cause de ses 9 fondateurs. Leur réflexion collective l’amène à abandonner les partis pris cubistes de ses débuts. L’« artificialisme », nom du mouvement qu’elle définit alors avec J. Štyrský, en allusion aux Paradis artificiels de Baudelaire, cherche à dépasser le cubisme synthétique par une nouvelle forme artistique, une peinture susceptible de provoquer « des émotions poétiques qui ne sont pas seulement optiques, à exciter une sensibilité qui n’est pas seulement visuelle ».

Rechercher l’impact psychique que crée le jeu des surfaces colorées, faire surgir de l’inconscient des émotions qui relèvent du désir ou de la peur en s’enracinant dans des forces obscures profondes devient un objectif qui transcende et dépasse tout formalisme pictural : des images de rêves se concrétisent, des formes s’imbriquent les unes dans les autres, s’associent librement comme des rébus dans des palimpsestes inconscients ; des formes incertaines, aperçues dans le clair obscur d’une ambiance nocturne, peuplent ses tableaux.
La fusion avec le mouvement surréaliste qu’elle avait accompli avec J. Štyrský et d’autres, parmi lesquels les poètes Karel Teige et Václav Nezval, leur a permis de fonder en mars 1934 le groupe surréaliste tchèque. Le groupe français délègua alors André Breton et Paul Éluard à Prague, une ville qu’ils désignèrent avec enthousiasme comme « la capitale magique de la vieille Europe » (Breton).

Les nombreux travaux graphiques de Toyen comme ses collages inventifs témoignent de son amour de la poésie. Leur sens reste caché, mais il irrigue en puissance ces expressions virtuoses, comme celles de certains de ses grands tableaux (Femme Magnétique, 1922, Après la performance, 1943).
Plus tard, sa cohabitation avec le poète juif Heisler, qu’elle a caché chez elle à Prague durant la guerre, l’avait cantonnée à des travaux graphiques de petit format qu’elle menait en collaboration avec lui (Les Champs de tir, La Destruction de l’innocence). Il meurt en 1942. Elle avait renoncé à peindre durant la période de la guerre, se contentant de s’exprimer dans des dessins à l’encre. Sa constante relation au mouvement surréaliste s’est encore accentuée quand elle s’est réfugiée à Paris après 1947. Elle nous lègue une peinture habitée, qui crée sans cesse des chocs et des surprises. Son incongruité magistrale arrête nos regards et nous laisse interloqués.