L’exposition Distances est née de l’initiative de Takako Yabuki, artiste née au Japon vivant actuellement en France. En réunissant des artistes de quatre pays différents (Corée, France, Japon et Taïwan), il s’agit de poser un regard différencié sur la question de la « distance », considérée d’un point de vue politique, social ou historique.

Les artistes retenus pour l’exposition ont tous développé un style propre et leurs moyens d’expression sont aussi diversifiés : vidéo, sculpture, dessin, photographie ou installation. Quatre d’entre eux sont d’anciens résidents de la Cité internationale des Arts et ils ont étudié, pour la plupart en France dans des institutions renommées – ateliers de Guillaume Paris et de Giuseppe Penone aux Beaux-Arts de Paris, la Villa Arson, Le Fresnoy, Le Cube – après avoir débutés dans leur pays respectifs.

Corée : Hyun-Wook KANG / You Kyeong OH
France : Julien COIGNET / David LASNIER
Japon : Kyoko NAGASHIMA / Takako YABUKI
Taïwan : Yu-Cheng CHOU / Hsin-Yi HO

Inventer la poésie d’un monde étrange

Chacun de nous, aujourd’hui comme hier, est le fruit de son éducation, de son milieu culturel et des endroits dans lesquels il a vécu. Mais aujourd’hui plus qu’hier, nombreux sont ceux qui ont dans leur vie d’enfant, d’adolescent et de jeune adulte changé de pays, d’environnement, de paysage, de cadre culturel. Cette mutation affecte bien sûr ceux qui voyagent mais aussi ceux qui ouvrent les portes de leur esprit à des pratiques provenant d’autres cultures « sans quitter leur berceau ». On peut dire qu’à des degrés différents, cette mutation est partagée par tous. Pourtant, il semble le plus souvent que nombreux sont ceux qui s’ingénient à la fuir ou à la nier, comme si c’était moins le fait qu’elle existe que le fait de la reconnaître et de prendre conscience de ses effets qui les troublerait.

Les artistes participant à l’exposition Distances ont ceci de commun que par leurs expériences personnelles et leurs choix de vie, ils affrontent les yeux grands ouverts une mutation à la fois culturelle, mentale et psychique qui affecte chacun quelles que soient au fond ses origines. Ils ont choisi de ne pas avoir peur de ce qui leur arrive et sans pour autant se jeter les yeux fermés dans une aventure improbable, ils appréhendent cette mutation générale comme une expérience poétique. C’est le paradigme même de l’existence qui se transforme. Ils ont choisi d’en mesurer la teneur poétique ou plutôt de l’inventer, car tout est nouveau dans cette affaire, les lieux, les gens, les milieux, les cadres culturels. Oui, chacun d’eux fait face à cette étrangeté d’un monde qui semble ne pas savoir où il va et tente de répondre à ce qui le trouble en en inventant la poésie.

Autrefois forgée sur la base de l’héritage culturel, l’existence est aujourd’hui composée comme une sorte de tissu qui serait fait de nouveaux matériaux affectifs, culturels, mentaux, psychiques. Les artistes savent bien sûr plus que d’autres que la vie est faite d’imprévus, mais ils savent aussi qu’un destin est plus proche de la conduite d’un navire dans la tempête que du parcours d’un train.

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Inventer la trame et tisser le possible

Tous les artistes de Distances prennent en charge cette mutation avec l’intention affirmée d’en devenir acteur et non pas de la subir. C’est en cela d’ailleurs qu’ils font œuvre d’artistes, parce qu’ils tentent tous non seulement de repérer les failles et les articulations autour desquelles les liens entre vie et mémoire, vie et espace, vie et mouvement, se transforment, mais aussi d’agir sur ces éléments. La mémoire n’est pas neutre, pas plus que l’espace ou le mouvement et c’est afin de les faire correspondre, moins à ce qu’ils sentent qu’à ce qu’ils rêvent, qu’ils entendent devenir les acteurs de leur destin.

Ainsi voit-on se dessiner trois grandes directions dans l’approche qu’ils ont de la mutation. La première concerne les éléments qui les lient au passé, le leur, comme celui de leur famille et de leur pays. La deuxième concerne la perception qu’ils peuvent avoir de l’espace. Car c’est d’abord la manière dont la ville se transforme qui constitue leur expérience commune. Plus globalement, la manière dont l’humanité envisage aujourd’hui l’univers, et en particulier la place de la terre dans le cosmos, agit sur notre psychisme et fait naître en chacun de nous des sensations inédites et des idées nouvelles. La troisième concerne la manière dont chacun éprouve dans son corps, dans sa chair, la possibilité même de participer au devenir, de plonger dans le flux général, d’exister dans la cacophonie du monde.

Chacune des œuvres présentées dans cette exposition est une tentative de répondre à ces questions qui nous hantent tous mais plus encore ceux qui vivent « entre » deux cultures.

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Ho Hsin-Yi retourne dans son pays après quelques années passées en France pour y revoir son frère qui fait son service militaire. Les uniformes, les défilés, tout est censé évoquer la puissance militaire, mais pour elle cela ressemble en fait à une sorte de carnaval. Trois sources d’images donnent à cette interrogation son unité : un plan fixe sur son frère, une vue sur un aspect très spectaculaire d’un défilé à Taiwan et des images d’un 14 juillet à Paris.
Le hasard veut que les couleurs des drapeaux des deux pays soient les mêmes. Cela permet à Ho Hsin-Yi de d’exprimer son sentiment de surprise et d’inquiétude face à cette violence contenue qui s’exhibe comme une mascarade. Images en noir et blanc, cadres rouge, bleu, blanc qui déterminent un espace dans l’espace de l’image ou un jeu de recouvrement du visible par ces pans de couleurs mobiles qui déferlent comme des marées de ciel ou de sang, le triptyque de Ho Hsin-Yi nous pousse à nous demander si la violence réelle ne trouve pas sa source entre la soumission des corps et la puissance des symboles.
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Yun Wook Kang cherche à savoir ce que peut vouloir dire habiter chez soi à travers une réflexion sur la langue et la puissance de signification ou de distorsion des accents entre deux langues. En filmant son quotidien avec sa petite amie, d’origine chinoise il montre avec un humour délicat combien deux étrangers venant de cultures asiatiques supposées proches mais se trouvant en exil dans un pays lointain, ont du mal à communiquer parce qu’ils doivent le faire dans une langue que ni l’un ni l’autre ne maîtrise. Avec un humour décapant, il nous fait ressentir combien c’est la langue qui constitue sans doute notre véritable patrie et que c’est elle en tout cas qui détermine notre rapport à l’autre et au monde.

Une autre vidéo le confirme. Elle montre quelqu’un demandant à un enfant ce que sont pour lui les USA. L’enfant bien sûr ne sait quoi répondre. On peut alors découvrir sur son visage les mouvements physiques de l’interrogation qui traduisent et trahissent à la fois le doute et surtout nous rappellent que tous nous avons été « infans », c’est-à-dire sans paroles, avant que de pouvoir parler. Ce qui est aussi mis en évidence, c’est le noyau de silence qui hante toute parole comme son envers et son ombre.
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Yu-Cheng Chou met en scène ce qui en chacun de nous est peut-être sinon le contraire du moins l’opposé de l’image, c’est-à-dire des mots. Et pourtant il le fait avec et à travers des images d’une efficacité certaine. Après avoir recueilli le journal intime de sa mère et l’avoir tapé et imprimé sur des pages blanches, il le fait défiler devant nous, pour nous, dans un geste de dévoilement de l’intime très troublant. C’est moins à nous raconter cette histoire qu’il tient et plus à nous dire comment l’image remplace aujourd’hui les mots dans notre imaginaire. Sur un écran les feuilles du livre tournent toutes seules nous laissant le temps de lire peut-être ce qui s’y trouve écrit. Mais fasciné par le mouvement nous ne le faisons pas. Sur l’autre écran, les mêmes pages tombent cette fois comme les feuilles d’une arbre à l’automne ou les pétales d’un cerisier au printemps. Elles aussi nous confrontent à cet aspect profond de la mutation actuelle qui veut que les mots qui racontent le passage du temps abandonnent leur pouvoir sur nos âmes au profit des images qui écartelant le présent, nous y plongent au risque de nous laisser nous noyer.
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Julien Coignet travaille au plus près de la trame, là où la ville qui a remplacé la forêt a rendu les traces des animaux illisibles et où celles des humains sont devenues le plus souvent immatérielles, sauf à considérer la ville comme une sorte de nouvelle forêt et les rues, les lignes de métro, comme autant de chemins entrelacés. Comment faire en sorte que l’imaginaire des rues source d’une nouvelle poésie de l’espace éveille l’esprit et accroche nos rêves ? Julien Coignet trame sur les murs des lignes de fils colorés qui forment comme le poème abstrait de la ville. Sur des panneaux, il peint des bâtiments réels, des gratte-ciels qui sont comme les arbres de cette forêt nouvelle qu’est la ville. Il le fait après les avoir réduits à des assemblages de pixels ressemblant à des éléments de lego noirs et blancs. Ces immeubles, il les rassemble d’une telle manière qu’en donnant naissance à un paysage à la fois impossible et réel, il donne en fait réalité à la part oubliée de nos rêves.
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Kioko Nagashima travaille avec un matériau connu de puis longtemps et qui a fait les belles heures de cartes postales amusantes dans les années soixante. Mais elle renouvelle largement le genre. Avec ses panneaux lenticulaires, qui font apparaître plusieurs formes dans l’image que l’on perçoit au premier abord, et cela à mesure que l’on se déplace, elle nous confronte avec des univers angoissants. De longs murs forment des couloirs au bout desquels le vide semble nous attendre. Des culs de sacs de béton semblent marquer la fin du parcours, une fin définitive. Une sorte de cellule entre deux hauts murs de béton semble une prison dont on ne sortira pas. Hantant es non-lieux comme des animaux de laboratoires, des femmes apparaissent et disparaissent au gré de nos déplacements. Il semble que l’univers de Kioko Nagashima soit celui d’une jeune femme cherchant à éprouver comment un corps, son corps, peut s’inventer des lignes de fuite en étant à la fois conscient des limites des murs, de tous les murs et des points de fuite que l’immensité du béton laisse entrevoir et qui ne sont le plus souvent que des leurres. Mais il est possible que ces ombres prisonnières de l’illusion de l’image soient des êtres réels qui nous font singe de là où il se trouvent, l’envers de l’espoir ?
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OH You Kyeong aime jouer avec l’espace et avec les objets, à travers des installations oniriques et décalées. En effet, elle convoque des objets banals, chaises, clous, jouets par exemple qu’elle dispose de telle manière dans l’espace qu’ils semblent n’avoir aucune relation entre eux. La lumière est celle de projecteurs qui trouent la nuit, celle d’une boule scintillante qui parsème le plafond et les murs de parcelles de lumière. C’est cela qui donne par moment un peu de visibilité à ce qui sinon resterait un monde invisible. De plus reliés à des minuteries, ces sources de lumières sont en fait intermittentes. Impossible de savoir ainsi où l’on se trouve, si c’est dans un rêve ou dans un théâtre, dans une cave ou dans un salon inventé par un extra-terrestre.
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OH You Kyeong semble mesurer ainsi l’écart qui existe entre un monde dans lequel vivrait un homme capable de méditer, et celui d’aujourd’hui, où vivent des hommes qui semblent toujours avoir perdu quelque chose et continuent de le chercher avec tant de violence qu’ils s’en éloignent toujours plus. En donnant vie à cet écart, OH You Kyeong réalise de véritable poèmes picturaux dans l’espace qui lorsque nous y pénétrons nous donnent le sentiment de pénétrer en nous-mêmes.
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Takako Yabuki fait des images un véritable moyen d’investigation de nos comportements. Sexualité, conformisme, violence mentale constituent des manifestations différentes de cette confrontation entre individu et société. Une jeune japonaise affronte le malheur absolu que constitue la rupture pour raisons sociales de l’histoire d’amour qu’elle vivait avec un homme en remplaçant celui-ci, disparu à jamais pour elle, par un mannequin. C’est sa vie quotidienne avec ce mannequin que filme Takako Yabuki, nous donnant ainsi à voir et à entendre combien pèse réellement la solitude dans notre société. Elle est aussi lourde que l’absence de l’amant réel et aussi légère que ce mannequin que la femme transporte, prend dans ses bras et promène avec elle sans se soucier de ce que pensent les autres. Comment le corps peut-il retrouver les voies de l’illimité, de l’intensité, des émotions pures en se connectant avec un non-corps ? Comment peut-il aussi inventer en déployant les limites imposée au rêve par l’isolement et la solitude, les moyens de libérer le corps de la pesanteur en le faisant renaître image au-delà de l’image ?

C’est ce à quoi Takako Yabuki donne une réponse magistrale en filmant un danseur nu dans trois types d’images différentes, un film normal, un dessin animé de ce corps en mouvement issu de l’imagerie électronique et enfin ce même corps en trois dimension. Littéralement posé sur un néon, formés de ces mots, 21 milliards d’années-lumière de solitude, ce film ambigu nous parle de cette sensation qui nous hante, celle de la gravité, norme absolue et source de nos rêves les plus fous.

Dans une structure de plexi réalisée à partir d’une fusion d’éléments empruntés au design de grands musées, Takako Yabuki réussit à faire exister une image singulière. Un petit écran invisible orienté à quarante-cinq degrés émet une image qui se réfléchit sur la transparence du plexi. Des lettres forment une phrase. Elles se désolidarisent et se mettent à flotter puis s’effacent, cédant la place à des images de cellules vivantes en proie à ces inévitables processus de destruction sans lesquels rien pourtant n’existerait, apoptose ou dévoration d’une cellule par une autre. Ces images « scientifiques » retravaillées nous font vivre une part du mystère qui nous constitue. En faisant scintiller ces images dans le reflet d’une structure évoquant le musée, Takako Yabuki nous rappelle que la source de toute esthétique, de toute sensation, est le corps. Elle nous dit aussi que le corps d’aujourd’hui est longtemps resté non-vu et qu’il serait urgent de le montrer pour ce qu’il est, une mécanique fascinante et mortelle parce que vivante.
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David Lasnier prend en charge les limites que s’impose notre imaginaire trop habitué à écouter ce que lui disent les scientifiques ainsi que nous habitudes perceptives sources de découvertes mais aussi cadre limité par les habitudes, les réflexes et des connaissances inadéquates.
David Lasnier invente des situations paralogiques et fait exploser les limites de certaines de nos croyances qui apparaissent lorsque nous sommes tentés de confondre connaissance et reconnaissance. Ce sont alors tous nos univers, mentaux sociaux, psychiques, qui se trouvent menacés par cette explosion. Ainsi dans Frontière provisoire de la République expansionniste des Antipodes, un cercle au sol est mis en relation avec une vidéo dans laquelle on voit une figure géométrique en mouvement. Un point, une ligne, un mouvement, un cercle, une boule, on cercle, une ligne, un mouvement de rotation, un cercle, un point. Être ici, d’un côté du gobe ou de l’autre n’est pas le résultat d’un voyage sur le globe, mais d’une projection mentale et mathématique. Nous assistons à la fois à la naissance d’une espace et de son support. Ce que nous montre David Lasnier, c’est que l’imaginaire a sa source non tant dans des images concrètes que dans des calculs insensés, des projections sans contenu, des figures proches du non sens. Ainsi, dans son œuvre Point à la verticale du centre de la terre, l’appareil qu’il a réalisé une fonction improbable même s’il semble parfaitement scientifique. Nous ne cherchons pas à savoir, nous désirons voir. Nous ne cherchons pas de preuve, nous voulons être surpris, fascinés convaincus. Et nous le sommes au moment même où nous abandonnons notre raison et laissons les figures de la rêverie envahir notre esprit. C’est en ce point de conjonction et de disjonction, un point qui est partout comme les circonférences qu’il ne cesse d’engendrer. C’est de ce point non localisable que s’ouvrent et se ferment toutes les vannes de l’esprit, celles de la raison comme celles de l’imagination.
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Au-delà des spécificités du travail de chaque artiste, au-delà de la singularité de chacune de ces œuvres, ensemble ils dessinent les contours du monde à venir ou plus exactement les formes que pourrait prendre une nouvelle forme de conscience. Traversés par plusieurs cultures et par des expériences différentes, ils sont cependant tous concernés par le devenir image de la vie et par la nécessité où chacun se trouve de répondre à cette injonction que nous font les images de devenir autres que nous sommes. Chacune de ces œuvres est composée de « gestes » concrets, intellectuels, mentaux qui dessinent des formes transgressives et agissent comme des injonctions, forgent de nouveaux types de raisonnement ou tissent des rêves qui n’ont encore été rêvés par personne. C’est du cœur de cette mutation où tous nous nous trouvons qu’ils ne cessent d’en tisser la trame et d’en faire émerger la figure.