La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

« Transparaître », Gaëlle Bosser

Gaêlle Bosser, Transparaitre, exposition personnelle, vue d’ensemble, Le pays où le ciel est toujours bleu, Orléans (mai-juin 2024). Photo © Sébastien Pons.

C’est dans le cadre de rencontres avec Gaëlle Bosser, lors de son exposition personnelle Transparaitre (Le pays où le ciel est toujours bleu, Orléans, 2024), que ce texte a été développé. Il se présente comme une réflexion sur le travail actuel d’une artiste engagée dans sa pratique depuis les années 1980.

Les œuvres récentes de Bosser sont des installations d’objets sur lesquels sont souvent brodés des textes. Certains assemblages combinent objets décoratifs démodés, guéridons, sculptures en crochets, bois, rubans et dentelles. D’autres sont constitués de vêtements, suspendus sur des cintres – accrochés au mur ou groupés sur des porte-vêtements. Ce sont ces vêtements et leurs textes brodés qui constituent le focus de ce texte. 

Fantômes

Le vêtement fait partie de notre culture matérielle. On le reconnaît par sa valeur économique mais aussi par sa dimension symbolique et sociale. Il a « une fonction de communication puisque c’est par lui que passe le rapport de chacun à la communauté1. » Bosser choisit donc avec considération les vêtements qu’elle achète aux brocantes et vide-greniers. Ce sont des textiles féminins ou pour jeunes enfants, portés entre 1900 et 1950 – le temps des couturières, d’avant le prêt-à-porter généralisé des années 60, et de la fast-fashion d’aujourd’hui. Ces vêtements évoquent le fait-main, de savoir-faire et le « beau » – des principes centraux à la pratique de l’artiste.  

Bosser lave répare et restaure avec patience et dextérité ses textiles, leur redonne vie et « une odeur neuve2 ». Elle les sauve de l’oubli et rétablit leur présence et devenir. Elle les fait siens, « y met son histoire ». Pour l’artiste ces vêtements « ne sont pas extérieurs » à elle. Bosser parle de l’aura émanant de ces anciens habits. Trouvés par hasard, l’artiste sait néanmoins ce qu’elle va en faire et le texte à broder lui « apparaît presque instantanément ». 

Brodés au point de tige ou de devant, les textes sont écrits en lettres majuscules ou cursives. Néanmoins, les broderies ne sont pas conventionnelles – les phrases étant élargies au travers du vêtement. Des mots se perdent dans les plis du tissu et deviennent difficiles à lire. Ces énoncés textuels forment des phrases courtes dont le sens ouvert éveille notre curiosité. Ces textes ne sont pas des slogans mais plutôt des assertions, questions : What about innocence, Ne pas se dérober ou Soigner l’apparence, des appels et conseils relevant de l’intime et du personnel. 

Malgré les soins de restauration du vêtement, il est difficile d’ignorer l’empreinte laissée par son ancienne porteuse. Une essence résiduelle se mélange-t-elle au présent du textile ? Révélant « la trace des fantômes3 », la mémoire contenue dans le vêtement. L’artiste simultanément raconte et brouille le récit. Est-il le sien, personnel ou imaginé ? Ou celle de l’ancienne porteuse ? Ici se crée une ambiguïté, amplifiée par la position bien particulière de la broderie. En effet, broder est aujourd’hui une technique à double tranchant, pour son association à une féminité asservissante ainsi que « geste producteur de liberté et de communicabilité4 ». Cet aspect binaire de la broderie confère à la pratique de Bosser une dimension singulière, un entre-deux, un espace esthétique du « faire » d’autant plus fertile quand la broderie est écriture.

Gaêlle Bosser, Transparaitre,exposition personnelle, de gauche à droite sur porte-vêtement Robbed childhood (2022), Sortir des limbes (2022) et Helpless (2023), Le pays où le ciel est toujours bleu, Orléans (mai-juin 2024). Photo © Sébastien Pons.

Broder 

Utilisant ses mains et son esprit, Bosser, écrit avec fil et aiguille. Elle perce le tissu et arrange les points pour en faire des lettres, des mots, des phrases, des idées, du sens. Elle pense à travers ses mains. Un acte émancipateur qui transforme une pratique traditionnellement genrée et dévalorisée en un processus de création et d’agentivité. À travers la main de l’artiste, le texte et le textile se touchent, mettant en commun leur pléabilité5. Écrire est ici un geste sensoriel, à travers duquel le sens émerge. Bosser écrit « son histoire » à laquelle se mélangent fantômes et mémoires. En fait, ces vêtements sont « habités »

Intériorité

Les vêtements genrés choisis par Bosser sont souvent de tonalité pastel, faits de tissus fins et doux, à porter près de la peau. Ils sont à la fois intimes au corps et social – contribuant à la construction de l’idéal féminin d’antan. La transparence des tissus dévoile des intérieurs, des objets sculptures, en bois ou textile, qui activent ce qui est caché, oublié. Dans Robbed childhood (2022) le texte brodé – enfance volée en françaissuggère une histoire douloureuse. Posée sur un cintre, la robe de fillette révèle un intérieur, une chaine de boules crochetées et pendante. D’abord, les boules évoquent des balles jouets, ou un large chapelet. De couleurs rouges, elles suggèrent toutefois des organes ou ulcères renfermant traumatismes et secrets. Robbed childhood nous parle des abus cachés perpétrées dans la sphère domestique. 

Gaëlle Bosser, L’enfance honnie (2018), détail, broderie soie sur robe d’organdi, sous-vêtement en jersey de coton, panicauts. Photo © Gaelle Bosser.

L’enfance honnie (2018) et Sortir des limbes (2022) sont des assemblages aux vêtements hautement symboliques. Ils marquent des rites de passage, le premier est une sous-robe de baptême, le second une robe de communiante. Naissance et puberté sont associées à des rites religieux qui codifient le corps féminin. L’enfant né du corps-femme est sauvé des limbes par le baptême tandis que la jeune adolescente, vêtue d’une robe virginale, renoue les vœux du baptême lors de la communion solennelle. Ici, la robe est ornée d’un motif floral représentant des chardons. L’artiste a accentué la singularité de cette broderie en ajoutant un col ou collier de véritables panicauts. D’autres chardons ornent le sous-vêtement en jersey rose que l’on aperçoit à travers l’organdi. On ne peut qu’imaginer les souillures résultant de l’usage de cette robe et la honte de la jeune adolescente. Finalement c’est le flux menstruel et le devenir femme qui sont ainsi suggérés. La sous-robe de baptême contient aussi un « corps » rose pâle duquel pend, comme expulsé, un viscère informe – sous la forme bénigne d’une boule blanche de toile à beurre. Ici, Bosser suggère le viscérale, l’écoulement de fluides corporels sans nous les montrer. 

De même, l’artiste n’utilisent pas de corset, ou autres lingeries connues pour contrôler ou corriger le corps féminin. Son approche est donc subtile car si tout d’abord la fragilité et joliesse de ces vêtements nous attirent, les textes brodés nous détourne rapidement de cette lecture pour nous confronter aux tabous culturels et dogmes sociaux qui promeuvent un corps idéalisé de la femme.

Gaëlle Bosser, Longtemps transparente (2021), Broderie sur tablier, voile coton et bois. Transparaitre, exposition personnelle, Le pays où le ciel est toujours bleu, Orléans (mai-juin 2024). Photo © Françoise Dupré.

Écriture résistante

Longtemps transparente (2021)est le titre d’un assemblage construit à partir d’un tablier blanc. Il s’agit ici de l’invisibilité de la femme, confinée dans la domesticité. C’est aussi un appel à construire une intériorité féminine, transformatrice, contraire à celle inscrite par le patriarcat. En écrivant avec fil et aiguille, Bosser révèle des récits de femmes, des intériorités multiples. Bien que les textiles choisis soient associés à une période historique, ces récits continuent de résonner car ils appartiennent à une histoire commune, une culture de femme, une sororité. À travers les vêtements-textes, Gaëlle Bosser construit un langage artistique singulier et puissant, transformant la broderie en une écriture de résistance, créatrice de sens.

Gaëlle Bosser

Expositions personnelles 

2024 POCTB, Orléans
2008 Librairie de la Halle St Pierre, Paris
2007 Galerie AGART, Amilly
1997 Galerie Richard Treger, Paris 

Expositions collectives

2023 MACPARIS automne 
2023 Museo textil Exposition collective en ligne + catalogue papier
2023 Wald Wolf Wildnis, Musée Abtei Liesborn, Munster

Collaboration/autres

1996 Objet scénographique et argument conçus pour la chorégraphe Lyne de Fages
Spectacles à Vert de Maison, théâtre de Grigny et Villacoublay
1994 Correspondance avec Louise Bourgeois portant sur la transcription de la Sensation à travers le choix des matériaux et la pratique de l’écriture.
1994 Échanges et travail avec l’artiste Hans Peter Feldman, suite à une courte proposition conceptuelle affichée à la galerie Durand Dessert. Publication des photos dans le catalogue sorti lors de l’exposition de Feldamn à la MEP.
1976 Assistante de l’artiste brésilienne Lygia Clark. Construction de l’œuvre Cabeça Coletiva.
https://gaellebosser.com
  1. Daniel Roche, Histoire des choses banales : naissance de la consommation dans les sociétés traditionnelles (XVII-XIX siècle), 1997 Paris, Fayard, p. 210. ↩︎
  2. Gaëlle Bosser. Mots recueillis par l’autrice lors de leurs rencontres, été 2024. D’autres citations de l’artiste apparaissent dans ce texte et sont simplement mises entre guillemets. ↩︎
  3. Leila Slimani, Le parfum des fleurs la nuit, Ma nuit au musée, Paris Stock, 2021, p.84. ↩︎
  4. Aline. Dallier, « Les travaux d’aiguille », dans Parlez-vous française ? Femmes et langages I, Les Cahiers du GRIF, n° 12, 1976, p. 54. ↩︎
  5. Victoria Mitchell ‘Textiles, text and techne’, 1997, dans Jessica Hemmings, The Textile Reader, London, Berg, 2012, pp. 5-13.  ↩︎