Le trauma, qui fait que nous pouvons voir, regarder, apprécier des images, c’est justement l’impact qu’elles ont sur nous en état de conscience réduite. Barbara Breitenfellner ne nous propose pas de remède à ce trauma. Plus encore, elle nous fait comprendre, que l’exposition ne fera jamais cure ni antidote, mais toujours agent de ce trauma original.
Rêve
Je suis dans une cour, la chaleur inattendue d’un été indien écrasant me tombe dessus, la demeure devant moi promet un peu de rafraîchissement, j’entre. Une femme me regarde d’en haut. De façon bizarre, elle se cache derrière une montagne, avant que je puisse m’étonner je me trouve au milieu d’une scène, l’applaudissement me casse les oreilles. Plusieurs portes s’ouvrent devant moi, comme un long couloir fait d’ouvertures. Je veux monter sur une pente qui m’invite avec son tapis aux rayons noir et blanc, je suis épuisé, j’ai envie de m’allonger, mais soudainement une voiture de luxe se précipite vers moi, je sursaute pour ne pas me faire écraser, mais c’est finalement elle, qui s’écrase. Le choc m’a perturbé, curieusement je marche sur la tête, le monde à l’envers, il y a cette ligne de Georg Büchner qui résonne dans ma tête : « Müdigkeit spürte er keine, nur war es ihm manchmal unangenehm, daß er nicht auf dem Kopf gehn konnte. » Applaudissements. Rires. Je ne suis plus fatigué, je sais que je ne peux pas marcher sur la tête. Un grand gorille m’invite à un tour de boxe. J’hésite, sa veste me rappelle Beuys, je me dis que ce n’est pas bon de taper sur des artistes, surtout pas en tant que critique d’art.
Éveil
Je me réveille. Je révèle : ceci n’est pas un rêve, il s’agit d’une description quelque peu fictive de l’exposition « Trauma » de l’artiste allemande Barbara Breitenfellner. Née en Autriche où elle ne grandit pas, elle habite depuis 2000 à Berlin. Elle n’est pas une inconnue du public français : grâce à plusieurs expositions, entre outre à l’ancien betonsalon, à la Galerie Zürcher, à café au lit, à Transpalette, on a eu l’opportunité de la découvrir en France. À Berlin, elle a été présentée avec ses installations qui occupent toujours tout l’espace, particulièrement par l’excellent centre d’art « Autocenter » qui a accueilli sa première « mise en scène d’un rêve » en 2008. Une pratique qu’elle a depuis peaufinée, et avec laquelle elle arrive aujourd’hui à un premier sommet avec son exposition personnelle à Poitiers.
Répétition
Si l’on considère le rêve comme une résonance lointaine, déformée et dénaturée, d’une réalité vécue, l’exposition « Trauma » peut-être tout à fait visitée comme un rêve. Il s’agit d’une reprise – une répétition, ce qui mène déjà au milieu du sujet –, légèrement transformée selon l’espace d’exposition, de sa première grande exposition en Allemagne, au Hartware Médian Kunstverein (HMKV) à Dortmund. Dirigé par Inke Arns, ce Kunstverein spécialisé en réflexions sur les médias au sens large, vient de déménager dans un nouveau domicile, le bâtiment immense de l’ancienne brasserie « Union ». Soigneusement ré-amenagé pour accueillir une partie de l’université et d’autre projets culturels, l’espace donné au HMKV n’est pas le plus facile à gérer, du fait de ses piliers et de son plafond bas. Breitenfellner a conçu un solo show qui se présente à la fois comme grande installation in situ et comme exposition monographique. Avec maîtrise, elle a adapté ses rêves au lieu, retranscrits dans son journal , puis mis en scène dans l’espace d’exposition. Mais ce lieu étant très fort, ses rêves ont changé, ils sont devenus plus lisses, moins crus comme d’habitude. Ceci dit, l’exposition à Dortmund mettait, peut-être malgré elle, l’accent beaucoup sur les modes d’exposition voir d’exhibition de l’artiste, sur ses interférences avec l’histoire de l’art et sur la question qu’est-ce qui « fait œuvre » dans la pratique artistique. Est-ce – selon un certain romantisme toujours présent dans la considération de l’art aujourd’hui – l’inconscient ? Cette partie alors du personnage qui se révèle dans les rêves, quand nous sommes en état d’énergie consciente réduite ? Ou est-ce le concept, la volonté, la construction du sujet qui « fait œuvre » ?
Inconscient
En visitant l’exposition « Traum einer Ausstellung » (rêve d’une exposition), on ressentait fortement le jeu de ce titre qui nous parle à la fois d’une exposition telle qu’elle paraît dans un rêve et de la métaphore qui veut dire qu’il s’agit d’une exposition extraordinaire. Cette pointe d’ironie, cette fine mise en abîme, on a l’habitude à le trouver dans l’œuvre de Breitenfellner, notamment dans ses collages d’images trouvées dans magazines et anciens livres. Empruntant la voie d’un Max Ernst mais avec moins de ferveur pour une signification cachée dans « l’inconscient optique » (tel est le titre du livre de Rosalind Krauss, qui, publiée en anglais en 1993, vient de paraître en traduction allemande, mais, hélas, n’a pas encore rencontré une traduction française) si partagée par les surréalistes, Breitenfellner observe plutôt qu’elle exploite. Elle observe la vie des images – mentales ou matérielles – et elle met en scène ce qu’elles rêvent.
Actes d’image
De dire que les images rêvent, ce n’est pas simplement une métaphore pour faire infuser du post-surréalisme poétique à travers cette œuvre. Il ne faut pas relire WJT Mitchell pour comprendre que les images ont trouvé, aujourd’hui, une vie bien séparée de notre influence. Elle se propagent, se multiplient, se transforment à travers leurs supports divers, en prenant de nouvelles formes, selon de nouveaux contextes. Avec chaque action s’appuyant sur des formes d’image, un « Bildakt » (l’acte de l’image et l’acte de faire image) se met en place, donnant corps à un nouveau « corps d’image ». Sur ce propos s’est crée en 2008 un collège de recherche à Berlin, « Bildakt und Verkörperung » (acte de l’image et incarnation). Les deux thèses principales du collège sont les suivantes :
1. Ce ne sont jamais que les yeux qui regardent l’image, il faut, pour pouvoir la percevoir entièrement, toujours un regard corporel, une forme d’incarnation du contenu de l’image.
2. L’image ne représente jamais seulement de façon reproductive son contenu, elle le construit dans l’acte même de le faire voir.
Trauma
Reprenons la visite de la deuxième manifestation de l’exposition de Barbara Breitenfellner après Dortmund, à Poitiers, en gardant ces deux thèses dans l’esprit. On ne peut pas s’empêcher d’appliquer le titre « trauma » (en allemand le mot pour rêve, « Traum », est voisin du trauma) sur l’impact des différentes installations sur notamment notre « image » du rêve. Et puis on se rend compte, que Breitenfellner ne manipule, au travers de ses installations, pas seulement le propos de l’exposition, ni la théâtralité de l’installation artistique. Elle donne corps à sa vision de l’image et à la façon dont les images – de l’histoire de l’art aussi bien que les images banales du quotidien – ont un impact sur notre conscience.
Impact
Et c’est justement à Poitiers, dans ce lieu singulier et imprégné de son histoire associative pour l’art contemporain, que cet impact se fait ressentir très fort. Après sa réflexion sur l’installation et l’exposition de ses rêves, dirait-on, Barbara Breitenfellner a procédé à donner corps à la force avec laquelle l’image nous frappe. Elle va jusqu’à ce point auquel nous nous rendons compte, qu’est-ce qui fait le moteur de la propagation des images. Ce ne sont notamment pas les sens esthétiques à la recherche d’une bonne représentation du vécu. Non, ce qui fait que l’image soit propulsée, reproduite, répétée, c’est l’expérience traumatisante de son incarnation.
Récit
Le trauma, qui fait que nous pouvons voir, regarder, apprécier des images, c’est justement l’impact qu’elles ont sur nous en état de conscience réduite. Barbara Breitenfellner ne nous propose pas de remède à ce trauma. Plus encore, elle nous fait comprendre, que l’exposition ne fera jamais cure ni antidote, mais toujours agent de ce trauma original. Mais elle nous donne, toujours avec une pointe d’ironie, un renseignement sur une possible façon d’y faire face : par le récit. C’est l’écriture qui nous permet de réaliser la vie cachée des images. Et c’est l’écriture, présente dans l’exposition, qui s’instaure comme ultime incarnation du trauma, quand l’image fait rêve. Nous ne ressentons pas de fatigue, nous regrettons simplement, en sortant de cette exposition, de ne pas pouvoir marcher sur la tête.