De 2009 à 2010, chaque dimanche pendant une heure, l’artiste Élodie Merland ouvrait sa galerie sur rendez-vous, située à chaque fois dans un quartier différent de l’une des villes où elle résidait : Dunkerque et Toulon. Une galerie d’environ un mètre carré, équipée d’un téléphone filaire. Une cabine téléphonique.
« Le banal, le quotidien, I’évident, le commun, l’ordinaire, l’infra-ordinaire, le bruit de fond, I’habituel, comment en rendre compte, comment l’interroger, comment le décrire ? »
Georges Perec, L’Infra-ordinaire, Seuil, 1989
Pendant la performance Les galeries d’une heure, les personnes qui avaient été préalablement invitées par l’artiste avaient la possibilité de l’appeler au numéro de la cabine téléphonique qu’elle occupait. Après avoir décroché, Élodie décrivait pendant dix minutes des situations autour d’elle ou des détails qu’elle avait sous les yeux, suivant les quatre orientations cardinales. Comme une sorte de carte postale orale et poétique, l’œuvre était le résultat de cet échange : l’activation de l’imagination des personnes qui écoutaient à l’autre bout du fil.
Inspirée de La Vue de Raymond Roussel et de son goût pour le micro-détail qui peut bâtir un monde, ce dispositif de performance téléphonique ramène aussi à celui de l’artiste et poète John Giorno, avec son célèbre Dial-a-Poem, de 1968. À New York, les passants pouvaient appeler un numéro et entendre des enregistrements aléatoires : lectures de poèmes, discours politiques, mantras bouddhistes, chansons…
Avec une autre performance, Concert pour 52 cabines téléphoniques (2010), Élodie Merland pousse ce principe encore plus loin : l’artiste a demandé à 52 personnes munies d’un téléphone portable d’appeler une des 52 cabines qu’elle avait transformées en galeries l’année précédente. Les spectateurs de ce concert inaudible assistaient à une action silencieuse où les “interprètes” approchaient leur téléphone portable à l’oreille et un écran était installé en guise de chef d’orchestre, affichant le temps qui s’écoulait.
À la manière de László Moholy-Nagy et de ses Telephone Pictures (1923), où l’artiste décrivait par téléphone la composition et les couleurs d’un tableau à un artisan censé le réaliser, Élodie Merland questionne le statut de l’artiste en tant que producteur de concepts et provoque un glissement dans la définition conventionnelle de la notion d’auteur.
Actuellement l’artiste travaille à un livre photographique recueillant les traces des cabines protagonistes de ces deux séries de performances. Ces objets ayant désormais disparu de l’espace public, l’artiste a photographié leur absence. Suivant un protocole très strict qui prend en compte, pour le cadrage, l’orientation cardinale du publiphone disparu, Élodie Merland crée une archéologie du quotidien, d’un monde médiatique aujourd’hui supplanté par les nouvelles technologies, et de son propre passé artistique.
Depuis 2016, les mots sont le support et le contenu principal de son art.
Alone in his own silence est écrit à la craie blanche dans un lieu animé de Londres, à hauteur des jambes des passants ; Sol amb el seu propi silenci, sur le mur d’un petit passage dans la ville de Barcelone ; Je manque d’air, est inscrit sur un panneau d’affichage libre de la ville de Roubaix.
À la fois puissants et fragiles, les fragments poétiques de l’artiste s’intègrent dans les interstices de la ville, se tiennent au bord de la fissure, ils sont en tension permanente. Ils défient le quotidien et offrent des perspectives inattendues sur le banal.
En anthropologue de l’”endotique” – à l’opposé de l’exotique pour citer encore une fois Georges Perec – Élodie Merland s’approprie poétiquement des non-lieux : lieux de passage, murs de l’espace public, rivages…
Anonymes, ses phrases activent une « transfiguration du banal » (Arthur Danto) et restent imprimées dans l’imaginaire. En ne revendiquant pas ses actions, juste en les documentant pour les sauver de leur destin éphémère, Élodie Merland adopte un statut d’anti-héroïne et nous invite à regarder ses micro-interventions sous l’angle de la réception et de l’expérience qu’elles provoquent – pourvu qu’on arrive à les percevoir.
Waves never stop crossing borders (2019), est une phrase écrite avec de la peinture aérosol sur une plage de Folkestone au Royaume-Uni et immortalisée par une vidéo en vue zénithale tournée avec un drone. On y voit les vagues qui couvrent et découvrent ces mots, écrits en direction de la France.
Dans un monde défini par l’économie de l’attention, la pollution d’images et la surconsommation d’informations visuelles autant sur les réseaux sociaux que dans la réalité urbaine, l’artiste fait le choix de la discrétion, de la suspension, de la projection et de l’imagination.
À l’opposé, d’autres œuvres d’Élodie Merland matérialisent des mots ou des phrases au travers de sculptures-objets en béton ou acier, des matériaux lourds et pérennes. Avec Faiblesse, elle fixe l’instant qui pourrait mener à l’irréparable : gravé sur un oreiller de béton on peut lire : Je me retiendrai de saisir cet oreiller pour t’étouffer, référence manifeste aux situations de violences domestiques.
Dans Escapade, suite à une résidence effectuée en 2018 à la fondation Schadet-Vercoustre – maison de retraite à Bourbourg dans le nord de la France – elle écrit un ensemble de mots qui découlent de discussions ou d’observations après avoir passé du temps avec une vingtaine de résidents à la mémoire défaillante. Être à sec de tendresse ; Le temps ce n’est plus de notre âge ; Aller pisser et disparaître sont une sélection de phrases qu’elle a ensuite retranscrites sur des tôles d’acier corten et installées au sol à la verticale, telles des stèles formant un monument à la mémoire qui s’envole.
Murmures est la toute dernière création de l’artiste, une idée née pendant le confinement et performée à Fructôse à Dunkerque au moment où la distanciation sociale était moins stricte. Pour la première fois, Élodie Merland s’est physiquement rapprochée de son public, notamment en lui chuchotant à l’oreille des phrases sur les comportements sociaux des animaux mettant en lumière des aspects de socialisation et d’isolement.
La loutre aime la solitude, elle exclut de son territoire les autres individus du même sexe ; La baleine effectue ses migrations seule ou en duo ; Les rat-taupes nus vivent en société, il y a une reine, des guerriers mâles et des ouvrières.
En poussant le public à tendre l’oreille vers la personne qui reçoit le « murmure », et en excluant une partie des spectateurs de l’action, Élodie Merland subvertit l’attente de spectacularité qui accompagne souvent les performances artistiques. La situation qu’elle crée est si intime – si privée – qu’une partie du public finalement ne partage pas le message et l’expérience. Une autre partie, en revanche, établit du lien, en échangeant les objets et les mots qu’Élodie aura distribués de façon aléatoire afin d’exécuter des actions, comme ouvrir une bouteille de bière. Sans donner d’instruction ni de protocole, l’artiste questionne les processus de partage et observe les interactions entre les présents, activées par sa performance.
Les étourneaux se déplacent en groupe pour se protéger des oiseaux de proie.
Un autre passionné du quotidien, Michel de Certeau, parlait aussi de groupes d’individus, notamment de la foule de l’ère cybernétique : « Le nombre advient, celui de la démocratie, de la grande ville, des administrations, de la cybernétique. C’est une foule souple, tissée serrée comme une étoffe sans déchirure ni reprise, une multitude de héros quantifiés qui perdent noms et visages en devenant le langage mobile de calculs et de rationalités n’appartenant à personne ». Pour le philosophe jésuite, « Ce héros anonyme vient de très loin. C’est le murmure des sociétés ». Michel de Certeau, L’invention du quotidien, 1980.
« Murmure » est le nom donné au vol des étourneaux – chuchote aujourd’hui Élodie Merland.