Tropiques du Cancer, Ulrich Lebeuf

En cette année 2016, où les Rencontres internationales de la photographie d’Arles initient un nouveau prix du livre, le prix PHOTO-TEXTE, quelques expositions estivales soulignent l’importance de ce mariage possible/impossible entre l‘écriture et la photographie. Au détour d’une ruelle à la Hauture, quartier arlésien portant bien son nom (la partie la plus haute d’Arles, près des Arènes), une petite galerie à la programmation de qualité, ouverte toute l’année, la galerie Joseph Antonin, expose Tropiques du cancer d’Ulrich Lebeuf.

Entrer dans la petite pièce quadrilatère avec un angle en trop, faisant une sorte de « difformité », est comme entrer dans le conte intime d’Ulrich Lebeuf que l’exposition tente de nous raconter, à nous, visiteurs. Nous plongeons dans les feuillets d’impression de l’ouvrage éponyme (sur la tranche ; car sur la couverture, le titre énigmatique est 23°26°14N et en dessous 0°00’00’’0) publié par les éditions Charlottes sometimes mis au mur tel quel, sans fioritures, excepté celles des Cyan Magenta Jaune Noir (CMJN) de contrôle sur les bords. Sur certaines planches d’imprimerie des excellentes presses d’Escourbiac, les planches que l’imprimeur plie pour obtenir un feuillet – c’est pourquoi des images et des écrits peuvent être inversés – une photographie impression jet d’encre se superpose.

La jeune femme aimée et détestée, prises en polaroid, apparaît comme obsessionnelle :
en plusieurs formats, en vignette, en moyen et en grand, elle absorbe le visiteur comme elle a du absorber le photographe reporter, plus connu pour ses couvertures d’actualité que par ce travail intime. Et ce dernier à la suite d’une rupture amoureuse passionnelle en est arrivé à détruire les images, en jetant les polaroids – l’image de l’être aimé désormais perdue car haie – dans un lavabo et voulant les effacer par le white spirit. Bien mal appris. Je ne pourrais jamais comprendre cet acte, détruire, effacer des images d’un amour. L’aléatoire a fait que la résistance des images a permis un effet plastique non voulu rendant hommage à l’acte amoureux, à la jeune femme. Ulrich Lebeuf sans le vouloir, sans le savoir, a lâché prise et a sans doute fait deuil d’un amour par ce projet né du hasard, et d’un geste inqualifiable (j’ai toujours détesté les personnes qui découpent les images de l’être aimé après leur rupture, les brûlent etc. car c’est un geste symbolique violent, voire de refus de l’autre et de la vie. La vie s’accepte comme elle vient).

Roland Barthes, dans un « Discours d’un fragment amoureux » évoque le N.V.S, le Non Vouloir Saisir, ce qui permet d’aimer, car s’approprier l’autre conduit à une impasse. De par son contenu, et je comprends mieux pourquoi Triste tropique est présenté par la galerie Joseph Antonin dont le fil rouge des expositions est souvent le féminisme, et sa qualité plastique, afficher les planches d’imprimerie, des impressions numériques avec une qualité de papier quasiment identique à celle du Munken, sur et entre les planches de polaroids « enjolivés » par l’effet destructeur du dissolvant, plonge (je répète volontairement ce verbe, cette action) en effet le visiteur dans un univers aqueux, comme ces bulles d’air partagées sur quasiment tous les polaroids, remontant à la surface. Nous respirons le souvenir. La jeune femme semble avoir une nouvelle peau qui craque, se renouvelle, comme une chrysalide avec l’effet inattendu du white spirit. Et cet acte destructeur, ravageur, pulsionnel de rage, se métamorphose en un poétique hommage à l’être aimé.

A l’entrée, immédiatement sur le mur de gauche, une planche fétiche du photographe nous accueille comme une invitation au recueillement, la planche d’impression a des coulures d’encre de couleur d’imprimerie comme de la peinture, emplissant de vastes aplats sur les photographies et les écrits (j’y vois un appel inconscient à Marc Rothko). Nous sommes invités à faire silence, à méditer avant de parcourir cet ode à la relation amoureuse, à l’être aimé, à la beauté, au hasard d’un non dispositif (le lavabo et le white spirit) et de ressortir rempli d’un sentiment étrange sur ce qu’est la relation à l’autre, la relation amoureuse… comme les relations écritures et photographies, que les planches d’imprimerie rendent comptent avec des extraits du texte écrit par Alexandre Kauffmann.

Ici, en fin de compte, c’est bien le subtil livre publié par les éditions Charlotte sometimes qui sert de matière première à l’exposition ; comme un totem, une pile de l’ouvrage se campe (oui, anthropomorphisme littéraire voulu du livre comme un être humain) au milieu de la galerie dans une vitrine, irradiant tous les murs de ses pages…

L’écriture est présente par ce récit au Brésil, tragique et beau, comme si la jeune femme brune que nous regardions dès la première page était Carolina, la sombre héroine de cette courte nouvelle. L’audace de l’exposition est moins perceptible dans le livre, la nouvelle arrive vers la fin, créant une narration donnant un sens possible aux images vues auparavant… heureusement les quelques paysages « vitriolés » sont bien ceux des campagnes françaises, ou de climats tempérés… et continue à rendre énigmatique la relation écriture et photographie, créant parallèlement et simultanément deux fictions, deux réalités, une polysémie d’images, et donc de la confusion ouvrant à nos imaginaires personnels.