« Un autre monde, une monographie de la photographe Juliette Agnel »

L’œuvre de Juliette Agnel, figure majeure de la scène photographique française (lauréate du prestigieux Prix Niépce 2023) est publiée pour la première fois sous la forme d’une monographie de grande dimension par sa galeriste, Clémentine de la Féronnière, à l’occasion de l’exposition de l’artiste pendant les Rencontres Internationales de la photographie d’Arles de l’été 2023.

Depuis une dizaine d’années photographe voyageuse Juliette Agnel produit des images numériques d’une grande force poétique et à la puissante portée cosmogonique.
« L’art qui me touche tient à cette relation du réel à l’invisible, à ces forces qui nous entourent mais que nous ne voyons pas. C’est une autorisation de croire à un absolu. Au Groenland, au Soudan, dans le pays Dogon ou dans le Finistère, c’est la même quête que je poursuis inlassablement : saisir ce qui nous unit en profondeur, en rappelant que le corps de l’homme est un fragment signifiant du cosmos. » déclare l’auteure.

L’ouvrage regroupe les trois dernières séries de la photographe, « Les Nocturnes », « Les portes de glace » et « La main de l’enfant ». L’édition est bilingue, les quatre remarquables textes français, rédigés par critiques, historiens d’art, chercheurs et écrivains, les accompagnant sont traduits en anglais à la fin du livre. Figure aussi à la fin un catalogue raisonné des œuvres.
Ambiances crépusculaires de fin du monde ou aube de l’humanité, Juliette Agnel, autrice discrète à la puissante vision, se confirme bien comme cette « photographe de l’ombre » (Claire Guillot, « Le Monde », 2 juillet 2023) qui tente de capter les forces telluriques et ce faisant revisite inlassablement le mythe de la caverne de Platon.

Dès 2005, ses premières œuvres argentiques, « Lapses », reproduites sous la forme d’une vignette au début de l’ouvrage, consistaient en des photogrammes de films Super-8 granuleux réalisés en autobus et en Afrique sous l’égide de Jean Rouch. On pourra regretter que cette magnifique série n’ait pas encore fait l’objet d’une publication, tout comme les « Eblouis » (2011-12) portraits réalisés au sténopé numérique (que Juliette Agnel nomme « caméra obscuro-numérique ») – quant à eux absents des vignettes – et à l’aide de deux « mandarines » (de forts éclairages latéraux). A ce titre, ce très bel ouvrage, pourra laisser le lecteur connaissant l’œuvre de Juliette Agnelle depuis ses débuts quelque peu sur sa faim…

J’avais en effet eu le plaisir de présenter ces deux ensembles fotopoveresques dans ma carte blanche « A Minima » en 2012 à la Médiathèque Marguerite Duras (Paris 20e). On pourra en tout cas retrouver les nombreux portraits flous et eux aussi fortement granuleux d’une incroyable présence spectrale, renouant avec la procédure archaïque de réalisation des premiers portraits de l’histoire de la photographie, réalisés lors de la soirée d’inauguration sur le blog https://a-minima-duras.blogspot.com/2012/11/les-eblouis-de-juliette-agnel.html.
Depuis, en une décennie, le travail de Juliette Agnel a confirmé toutes ses promesses et l’artiste, défendue notamment par sa fidèle ancienne galeriste Françoise Paviot, trace tranquillement son sillon unique dans le champ de la photographie contemporaine française.

Le chapitre « La main de l’enfant », regroupe des photographies réalisées dans la grotte préhistorique ornée d’Arcy-sur-Cure. Le texte de Teresa Castro constate pour l’introduire que le « minéral » est très présent dans l’œuvre de la photographe. On le retrouve aussi en effet dans les séries « La Grande Montagne (2018) », « La Lune noire (2018) », « Taharga et la nuit (2019 » mais aussi « Silex (2022) – qui a donné lieu l’an dernier à une petite publication (éditée elle aussi par Clémentine de La Féronnière, poèmes de Léa Bismuth) – et « Géode de Pulpi (2022) ».

« Les Portes de glace » nous convie quant à lui à un voyage dans les étendues glacées de l’Arctique. Les icebergs sont parfois reproduits en négatif : n’est-ce pas d’ailleurs un monde en négatif qu’offrent aux explorateurs de la trempe d’Ernest Shackelton (célèbre auteur de The Heart of the Antarctic : The Farthest South Expedition, 1907-1909, William Heinemann, 1911) dans la longue nuit polaire ces étendues désertiques et désolées ?

Juliette Agnel avait précédemment photographié et filmé la banquise et les icebergs à l’aide d’un sténopé numérique de la même fabrication artisanale que la série des « éblouis », travail qui mériterait lui aussi une publication. Une vignette, « Islande # 2, 2011 », est certes reproduite. La version vidéo présentée notamment à l’Espace des Blancs-Manteaux (Paris 3e) il y a quelques années était particulièrement hypnotisante et j’en garde la souvenir prégnant d’un monde flottant, crépusculaire et déroulé au ralenti.

Les nouvelles images de Juliette Agnel publiées dans cette monographie confirment l’importance d’une photographe en quête d’absolu visuel, au lyrisme formel mesuré (jamais d’esthétisme chez Agnel !…) comme celui des meilleurs peintres romantiques, qui ne cesse de nouer un dialogue avec la magie de l’invisible, ce « monde caché » qui révélé nous semble si intime et familier…