La dimension critique du réseau

Revue d’art depuis 2006

Un camp de fortune écologique installé par Lucy et Jorge Orta

Le titre un peu froid et général d’ « Interrelations » utilisé par le couple Lucy et Jorge Orta pour leur exposition aux Tanneries correspond mal au sentiment dérangeant que le spectateur ne peut que ressentir dans l’obligation où il se trouve de parcourir les espaces de la grande halle parmi des installations et des oeuvre mixtes d’une grande puissance évocatoire sur notre monde perturbé par les menaces écologiques et les multiples conflits qui l’agitent.

Lucy née au Royaume-Uni en 1966 et Jorge Orta, né en Argentine en 1953 créent le Studio Orta en 1992 pour développer leur « design d’urgence » à visée humanitaire. Ils imaginent des tentes pour sans-abri, des véhicules pour nomades, des systèmes économiques de récupération et de distribution de l’eau pour populations qui en manquent … Ils appartiennent ainsi à cette pratique dite du care, à cette esthétique du soin, dans le but d’activer la prise de conscience de tous à travers des actions solidaires envers la totalité de
l’ humanité .

Pour mieux comprendre l’originalité de leur production on peut se référer à la complémentarité de leurs études. Lucy d’abord diplômée en design de mode à l’université de Nottingham a adapté son expérience du stylisme à des pratiques plasticiennes. Jorge a étudié les beaux arts et l’architecture ; confronté au contexte social et politique de la dictature Argentine, il développe des modes de représentation alternatifs, où l’on trouve de l’art vidéo, du mail Art et des performances. Il fut l’auteur de plusieurs manifestes pour revendiquer « Un art constructif », « un art catalysateur », et « Des utopies fondatrices ».

L’exposition dans la grande halle des Tanneries est construite comme une seule installation qui réunit cependant trois ensembles ayant chacun leur propre logique. Proche de l’entrée une grande barque en forme de micro-station d’épuration artisanale s’apparente aux autres OrtaWaters. Cet ensemble regroupe aussi bien des installations monumentales comme Purification Factorydes personnages tel le Life Guard (Aqua), un porte bouteille le Bottle Rack en hommage à Duchamp ou une plus modeste Life Nexus Vitrine et encore de petits triporteurs mobiles à vélos ou motorisés. Ici la Zille Purification Unit se définit comme une « machine-architecture » fluviale qui trouve son sens dans sa présentation au-dessus des anciennes cuves de trempage des peaux des tanneries d’origine, elle rappelle l’aspect essentiel de l’eau dans les activités industrielles.

Ligne de vie, associe une ambulance militaire aux portes arrières grandes ouvertes à un déploiement important de lits de camp customisés. . Fusionnés avec des bivouacs en lin aux teintes monotones, ces nouveaux Life Guards sont pensés comme de véritables repaires individuels, faisant ainsi écho aux Refuge Wears conçus par Lucy Orta dès le début de leur création commune. Hybrides entre vêtement et architecture minimale de la toile de tente, ils constituent pour l’individu une sorte de capsule immunitaire. L’artiste les considérait en tant que Social Skins, une membrane sur laquelle viennent s’imprimer les peurs, les dérèglements et les agressions d’une société contraignante.

L’autre ensemble, Fragments d’histoire, a pour fond de scène un camion militaire Saviem renversé sur son flancainsi que sa remorque, qui appartiennent à la série des Mobile Intervention Unit Convoy. Dans leur alentour immédiat une cinquantaine de toiles semblent littéralement avoir été éjectées du camion tandis que les plus grandes se trouvent accrochées entre les piliers de béton. Ces oeuvres mixtes sont constituées de scènes photographiques composées comme des fragments d’histoires universelles réunis par les artistes . On peut y distinguer de longues files d’attente, des femmes et des hommes emmitouflés, mais aussi des espaces sans qualité soumis aux phénomènes naturels, vagues déferlantes et vents tourbillonnants. D’autres reproductions jouent d’ accumulations d’objets usuels ou de bancs de poissons surexploités par la pêche industrielle. Des interventions picturales spontanées faites de recouvrements , de trempages (« immersions ») et coulures (ou « derrames ») viennent maculer partiellement ces éléments figuratifs et perturber ces représentations d’un monde chaotique.

En associant leur nom sous la forme Lucy + Jorge Orta au terme Interrelations, ils revendiquent une véritable synthèse de leurs expérimentations qui insistent sur les énergies collectives et collaboratives d’un point de vue sociétal. En impliquant notre propre corps dans la réception de leurs oeuvres en nous obligeant à mettre à jour ces intrications entre divers phénomènes climatiques, migratoires ou géopolitiques ils nous imposent de prendre conscience de l’état global du monde. S’ils sont en recherche d’un art total impliqué et contextuel ils questionnent ses protocoles et ses potentiels à l’aune d’une utopie contre-idéologique et d’un engagement esthétique en quête de solutions aux problèmes auxquels le monde actuel est confronté .