Un coin de Brésil à Paris : « Eros et Gaïa »,

Des cris au cœur des crises, « Cris d’Eros » et « Cris de la terre » / Pour son exposition personnelle dans la galerie de Ricardo Fernandez, l’artiste brésilien Sérgio Bello a choisi de présenter des travaux anciens et récents sous la double paternité de deux figures divines majeures de la Grèce antique, Eros et Gaïa, l’amour et la terre originelle, les fondements même de la vie.

Natif du grand port atlantique de Nord-Est du Brésil, après des débuts prometteurs de dessinateur à la plume, Sérgio Bello est venu à Paris il y a plus de trente ans pour étudier l’esthétique, la philosophie de l’art et passer un D.E.A. à la Sorbonne . A partir des années 1980, il découvre aussi l’univers de la lithographie.

Il en résulte cette première série de dessins et de lithos, baptisée « Cris d’Eros » composées dans ses premières années en France. Sur des panneaux exposés dans la rue, Sérgio Bello fait surgir une série de scènes érotiques puisées dans le répertoire classique des civilisations anciennes ; de la Grèce, d’Egypte, de Perse, de l’Inde, du Népal, de Chine, du Japon ou du Pérou. Ainsi que des scènes du XVIIIè siècle français, sorties tout droit de l’Enfer de la Bibliothèque Nationale et devant lesquelles l’artiste lui-même s’est représenté, de dos, en train de reproduire l’un des ces dessins érotiques sur un chevalet posé en pleine rue.

Dans chacune de ces lithographies intervient au premier plan un élément caractéristique du mobilier urbain parisien : tour à tour apparaissent une bouche de métro Guimard, une colonne Morris, une ancienne vespasienne, un réverbère, un orgue de barbarie, tandis qu’en arrière plan s’étagent des immeubles, palais ou églises de l’univers des villes.

Cet érotisme universel, présenté sans hiérarchie de civilisation, placardé, exhibé librement en pleine ville a décidément quelque chose de réjouissant. Est-ce l’antiquité des références qui les rend familières et si peu dérangeantes ? Les passants regardent, certains contemplent cette célébration artistique des échanges intimes, mais d’autres passent dans une totale indifférence devant ces cris de plaisir. Eros crie, les scènes exhibées sont souvent torrides. Mais cet Eros impudique parait intégré, familier, ne suscitant ni révolte, ni effroi, comme dans l’Antiquité grecque, quand la fureur dionysiaque s’emparait des mortels pour les conduire au bord de la folie.

Tout autres sont les cris des Gaïa dans les compositions plus récentes de Sérgio Bello. Au fil des années, Sérgio Bello s’est de plus en plus révolté par la destruction systématique de la nature par l’homme et contre le saccage systématique des richesses naturelles du Brésil A commencer par celles de l’Amazonie, où les problèmes s’accroissent de jour en jour, mettant en péril l’avenir de l’humanité à plus ou moins long terme. Et son travail en témoigne, rejoignant ainsi l’œuvre manifeste de son grand aîné, Frans Krajcberg, autre artiste brésilien, avec lequel il fit sa première exposition en France, à Boulogne sur Seine.

Par réaction, Sérgio Bello propose dans son œuvre une véritable célébration de la nature. Dans des compositions mixtes, il intègre les matériaux mêmes de cette terre-mère nourricière et sacrée, cette Gaïa de la Grèce antique que là- bas, de l’autre côté du monde dont il vient, les Amérindiens d’aujourd’hui appellent toujours Pacha Mamma, et qu’ils vénèrent comme telle. .

On découvre par exemple de grandes compositions en carrés où un univers est inscrit à l’intérieur d’un cercle – symbole de perfection et totalité se découpant sur le carré du papier, symbole de la terre – à l’intérieur du cercle, des arbres disposés en couronnes échevelées racontent une nouvelle version de « l’origine du monde », cavité centrale rouge sombre, sertie de graines amazoniennes, le tout se déployant selon la trilogie des couleurs primitives – blanc- noir et rouge sombre –Et tout autour du cercle de l’origine flottent des silhouettes humaines qui semblent tout juste arrachées à cet humus de la terre et de la forêt : leurs extrémités, tête, mains, pieds se prolongeant en filaments ou brindilles, ces corps flottent dans l’espace blanc, avec une grande légèreté, en apesanteur.

Ces silhouettes humaines flottantes et ces arbres en torsades échevelées, triturés en tous sens – telle la luxuriante forêt amazonienne de son Brésil natal, ce sont là deux éléments stylistiques récurrents dans le langage plastique de Sérgio Bello. Arbres souvent tressés en couronnes glorieuses mais souvent aussi malmenés quand il veut dénoncer la fureur destructrice des hommes contre la nature.

Ces deux éléments convergent d’ailleurs dans l’une de ces compostions majeures, le polyptique des « Enfants terribles », autre composition mixte, en quatre panneaux formant un tout : au centre le cercle noir de la terre, rehaussé en couronne royale de magnifiques plumes bleues de ces aras amazoniens, puis tout autour un cercle rouge, surmonté par les arbres en torsades sur la partie supérieure, silhouettes noires se découpant sur un ciel bleu , tandis que toute la partie inférieure du polyptique est envahie par des myriades de corps d’hommes, de femmes, et d’enfants, blancs sur un fond rouge, surgis de la terre comme un flot gigantesque et irrépressible.

Saisissante composition : dans l’imaginaire occidental on pense d’abord à une sorte de jugement dernier, mais ici nul Dieu créateur et vindicatif ne vient troubler la scène, et en fait d’heure dernière, les humains représentés semblent allégrement emportés dans la liberté d’une sarabande joyeuse. Nous sommes plutôt devant le monde au moment de la création, quand tout est encore intact et préservé. C’est la célébration du monde de l’origine, de l’innocence première, avant la destruction.

Dans ses compositions mixtes, Sérgio Bello a recours aussi à des souches de bois découpées en rondelles et peintes en couleurs vives – où le rouge s’entrechoque de vert – ou bien il assemble des matériaux rares- fragments de ces pierres précieuses dont regorge l’état du Minas Gerais. Les formes qu’il adopte, souvent un cercle à l’intérieur d’un carré ou d’un losange , se réfèrent aux formes du drapeau brésilien : un globe bleu avec la devise positiviste d’Auguste Comte, « Ordem e progresso » à l’intérieur d’un losange jaune se détachant sur un fond vert, ces trois couleurs symbolisant les richesses du Brésil, le globe central avec au centre la Croix du Sud, symbole chrétien et symbole de l’hémisphère austral, le jaune (or) pour les ressources du sous-sol, et le vert pour la forêt amazonienne.

Mais, corrige Sérgio Bello, « le vert de la forêt est de plus en plus en danger ». Alors, dans l’énergie puissante de leur silence, ses œuvres de crient sa révolte d’homme et d’artiste contre toutes ces destructions. ,
C’est encore plus patent dans chacune des « vingt Eco-enluminures » que Sérgio Bello a composées pour en faire un livre manifeste, dont on attend la publication avec impatience. En effet, il a su réunir les plus prestigieuses signatures, d’Hubert Reeves à Edgard Morin, car tel un naturaliste aux aguets, il y donne à voir le spectacle toujours plus invasif de la désolation qui guette la planète.

Certains artistes savent faire voir ce que l’on oublie. Les œuvres de Sérgio Bello sont celles d’un citoyen de cette terre, trop souvent humiliée, saccagée, et dont il donne à voir toute la beauté sacrée.