Un essai littéraire de relecture de la photo argentique

Si Martine Ravache est historienne de l’art et critique c’est en écrivaine qu’elle revient sur les traces de quelques images célèbres.Pour répondre au comment faire retour novateur sur des pratiques traditionnelles de la photographie elle se donne l’ambition de ses « Regards paranoïaques » là où comme l’indique son sous-titre « La photographie fait des histoires » reprenant le credo de Paul Valery dans sa sentence : « On voit avec des mots ».

Pour exploiter ces histoires, ses thématiques se concentrent essentiellement sur les pratiques analogiques avec des approches de la couleur, de la photo heureuse, du regard empêché ou diverses formes de la ressemblance. Elle utilise souvent la méthode de rapprochement d’images.
Elle défend ainsi ses présupposés : « Au même titre que le fait divers, la photographie fait symptôme et parle de ce qui nous entoure et de la réalité du monde. J’aime bien associer photographie et fait divers, c’est une source d’inspiration fantastique. »

On en voit l’application dans le chapitre Les enfants de la révolution où elle rapproche un double autoportrait de Laurence et Dominique Sudre nus à leur domicile de clichés d’une actualité du 25 février 1972 : l’Assassinat de Pierre Overnay, Renault. Christophe Schimmel son auteur témoigne sur son devoir de transmission. L’intérêt de cette mise en relation reste surtout générationnel mais permet de faire un rapport sur les arcanes techniques et juridiques d’une photo de presse à l’époque.

On se souvient que l’auteure a été commissaire de l’exposition « J.H Lartigue : La vie en couleurs » en 2015 à la Maison Européenne de la Photographie à Paris, et et des ouvrages éponymes (Editions du Seuil, 2015 / traduction américaine chez Abrams et allemande chez Schirmer Mosel). Cela fait ici l’objet d’un chapitre évidemment fort documenté.

En revanche l’auteure se consacre à une enquête fort longue et pour tout dire quelque peu ennuyeuse de l’ « affaire » du Baiser de l’Hôtel de ville de Robert Doisneau et du procès qui s’en est suivi. En enquêtrice sérieuse Martine Ravache a rencontré le couple qui plusieurs décennies après la prise s’est reconnu sur l’image mais a été débouté par la justice.L’intérêt est de rappeler que le photographe humaniste s’est dédouané en avouant avoir monté cette photo avec deux comédiens, ce qui n’en fait pas un précurseur de la stage photography et ce qui ne justifiait pas toute cette glose.

La mise en relation d’images de différentes époques concernant la cécité, l’empêchement de voir est plus convaincante , parce que thématiquement mieux assumée, elle nous permet de revoir (de relire !) des images d’Henri Cartier-Bresson, le célèbre portrait de Pierre Louis Pierson Scherzo di Folia ou d’autres de de Yourik Brodsky ou d’Eric Rondepierre.

L’un des points forts du livre est d’interroger la ressemblance, ce qu’elle fait avec brio dans la comparaison entre des portraits de Julia Margaret Cameron , grand-tante de Virginia Woolf , et Gisèle Freund. En supplément l’un des deniers anniversaires de cette dernière nous la rend plus sensiblement présente.

L’ouvrage se termine sur une découverte celle des autoportraits en diptyques de Markus Hansen, photographe d’origine allemande vivant en France. L’auteure nous conte sa rencontre avec le portraitiste, son travail subtile de mise en relation au nom de l’empathie d’un portrait de personnes croisées au quotidien avec son propre portrait réalisé a posteriori. La ressemblance intérieure, l’air comme l’aurait écrit Roland Barthes, y est saisie , en nous obligeant à une lecture très scrutatrice des deux visages confrontés. L’artiste n’a découvert que tardivement le passé nazi de son grand père. Ce qui l’a amené à produire une nouvelle mini-série de cinq doubles portraits qui l’inscrivent dans l’Histoire.
On sait que Margaret Bourke -White a accompagné les troupes américaine de libération notamment lors de l’ouverture du camp de Buchenwald. A côté des visions d’horreur des corps décharnés des déportés, un cliché moins connu montre des citoyens de Weimar convoqués par les Alliés pour assister aux atrocités commises dans le camp. Etablir son propre portrait en synergie emphatique de ces témoins allemands, c’est entrer dans une forme de résilience vis à vis de la culpabilité et de la honte nationale. Ce passage de témoin post-historique d’une génération à l’autre est un acte bouleversant.