Le bicentenaire de la naissance de Rosa Bonheur, sculptrice et peintre animaliste a été objet d’une exposition du Musée des Beaux Arts de Bordeaux , sa ville de naissance. A occasion de sa reprise actuelle au Musée d’Orsay jusqu’au 15 janvier 2023 les éditions de Juillet font paraitre un livre très personnel d’Irène Jonas « Lettres à Rosa B. ».Ce dialogue de femme à femme se matérialise par un ensemble de photos peintes et de huit longues lettres de la photographe à l’artiste peintre.
En couverture, devant la demeure de Rosa Bonheur se déplace une silhouette androgyne qui nous rappelle sa volonté de liberté jusque dans ses vêtements d’homme pour lesquels elle avait dû à l’époque, demander une dispense de port du pantalon, dite « permission de travestissement ». Son engagement de femme indépendante est à la base de ce livre faisant suite à la résidence d’Irène Jonas au château de By.
Une introduction en forme de conte dresse le cadre biographique de l’artiste, il est évoqué comme « les aventures de Rosa Bonheur au pays des bêtes , ou la petite fille aux pinceaux ». Son père peintre qui a du abandonner sa passion encourage ses enfants à la création, alors que sa mère lui apprend à écrire les lettres de l’alphabet en les associant chacune à un dessin d’animal.
Irène Jonas, en tant que photographe appartient à l’Agence révélateur et comme sociologue elle a publié récemment des enquêtes comme « Et pourtant elles photographient » (la Part des Femmes et le Ministère de la Culture – 2020), et « Crise du photojournalisme et santé des photographes » (Pour la SAIF et la SCAM –- 2019). Les lettres sont le lieu de ce double exercice d’écriture. Elle y aborde différents sujets de la vie de l’artiste et l’évolution de ces faits de société depuis le XIX ème siècle. Elle évoque l’histoire de la jupe et la revendication du droit à ne ps la porter, l’évolution des transports de la diligence aux malle-postes avant l’arrivée du chemin de fer. La question du mariage et son refus , comme celui d’avoir des enfants et le choix du partage de sa vie avec une femme, Nathalie Jeanne Micas à qui elle lèguera sa fortune. C’est l’occasion de rappeler qu’en 1804 le code civil privait les femmes mariées de tout droit. Une lettre évoquant la passion pour les animaux nous apprend que Rosa Bonheur copiait ses modèles à la ménagerie du Jardin des Plantes , où elle remit son lion Néro quand elle dut s’en séparer. Le parc de son château transformé en ménagerie elle y trouva les principaux sujets de son inspiration.
Une autre source d’inspiration est la photographie. Au château de By elle avait fait construire un laboratoire et y existent encore des milliers de plaques photographiques . Elle achète chez Adrien Tournachon des vues de profil d’animaux dont elle produira des héliogravures. Elle a mené une correspondance avec Eugène Cuvelier et dans son enfance elle a fréquenté les frères Bisson « qui coloriaient des plaques de toutes sortes ». A l’époque on disait qu’elle faisait du « daguerréotype en peinture ».
Pour mieux inscrire l’action de l’artiste dans son époque Irène Jonas énumère les pionnières du féminisme dans tous les domaines : Anna Atkins, botaniste et photographe britannique, Amelia Bloomer militante américaine, Ida Pfeiffer voyageuse et exploratrice autrichienne, en France les deux premières titulaires du permis de conduire ou Madeleine Pelletier première interne des Hôpitaux de Paris et parmi les autrices Demoiselle Gabrielle Suchon au XVII ème siècle pour « Du célibat volontaire », Jenny P. d’Héricourt auteure en 1860 de l’essai « La femme affranchie », bien évidemment George Sand et Victoire Léodile Champseix, militante et journaliste qui s’est fait connaitre comme André Léo …..
Mais ce dialogue épistolaire n’est pas que l’occasion aussi érudite soit elle de revendiquer ces pionnières, une expérience vitale est commune aux deux femmes : « Votre mère était votre étoile polaire, la mienne ne l’a jamais été ». Le deuil maternel est le sujet de ce partage ici évoqué avec tant de délicatesse.
Mais la force de ce livre est avant tout visuelle. L’ensemble des images produites en noir et blanc ont été repeintes à l’huile. L effet de présence floue est renforcé par quelques superpositions sur certains tirages. Lors de sa résidence Irène Jonas a choisi de focaliser son objectif sur des vues intérieures, objets de décoration, tableaux et sculptures. D’autres images prises dans le parc montrent aussi des présences fantômes des animaux objets des toiles peintes. Dans le cadre de la commémoration la photographe a pu bénéficier du tournage d’un film en costume : « Rosa Bonheur, dame nature » , une réalisation de Grégory Monro, produit par Olivier de Bannes (coproduction O2B Films – Musée d’Orsay et de l’Orangerie, 2022). L’ensemble de sa palette se situe dans des couleurs chaudes, aux nuances sombres qui cernent des apparitions spectrales. Comme le commentait Christine Ollier en 2021 : « La part dite narrative, la subjectivité s’imposent désormais par le cadrage, le grain accentué des noirs et la luminosité des blancs, ou par la peinture appliquée sur ces photographies initialement en noir et blanc. »
L’engagement artistique de la photographe m’a irrésistiblement fait penser au livre de mon ami Magdi Senadji (1950-2003) « Bovary » paru en 2002 aux éditions Marval après une longue quête dans l’univers de Flaubert : Danielle Robert Guédon en écrivait
« Dans ce travail photographique, Magdi Senadji ne cherche pas à illustrer l’œuvre de Flaubert. Il exprime une vision très picturale, inspirée des grands peintres réalistes du 19ème siècle tels Courbet, et déconstruit « déromance » la forme du roman en mêlant plusieurs registres d’images : le documentaire, la fiction mais aussi la tradition liée au territoire. »
Irène Jonas dans la réactivation de ces trois derniers registres ressuscite pour nous le cadre naturel de vie de Rosa Bonheur dans le partage des avancées féministes, dans la douleur de la perte de la mère, comme dans la création artistique qui occupe toute une vie de femme.