Même dans la Capitale les lieux ayant connu dans le passé plusieurs destinations et fonctions fort différentes sont assez rares pour qu’une artiste s’y intéresse.Le Jardin d’Agronomie Tropicale dans le bois de Vincennes dispose de ce passé chargé, il a hébergé des pavillons d’enseignement et de recherche, une Ecole d’agronomie tropicale, mais aussi une exposition coloniale, un hôpital de guerre, un Temple du souvenir et des monuments érigés en mémoire de ces soldats des troupes coloniales morts pour la France. Nathalie Tirot a mené un travail de création photographique d’une grande précision.
Nathalie Tirot essaie habituellement de défendre en photographie les personnes en difficulté, mais aussi « toutes les femmes hors normes que l’on regarde à peine ou mal alors qu’elles ont tant de choses à nous apprendre ». Elle s’est intéressée avec le même engagement au Jardin d’Agronomie Tropicale, trop peu connu afin de le le rendre visible à tous à travers les fragments de son exceptionnel passé en lien à l’Histoire. Elle a mené une recherche sur plusieurs années en se documentant à la bibliothèque du CIRAD (Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement) et au Musée intercommunal de Nogent-sur-Marne tout en menant des campagnes de prises de vues au long des saisons.
Elle s’est attachée aux différents bâtiments qui subsistent quel que soit leur état. Elle a documenté les serres, les pavillons, les monuments encore présents, certains restaurés, d’autres tombés en ruine, pour en raviver les épisodes passés. Elle manifeste ainsi une pensée des ruines et de leur rôle possible dans nos sociétés. Comme l’écrit Bruce Begout dans Obsolescence des ruines aux Editions Inculte :
« Si une chose telle que la philosophie des ruines existe alors elle a pour objet, en observant ce qu’il y a de plus évanescent et obsolescent , de tenter de déchiffrer l’avenir. »
L’actuel jardin occupe le site de l’ancien jardin d’essai colonial, créé à la fin du XIXᵉ siècle pour favoriser la production agricole. Au début du siècle suivant les monuments s’y multiplient : célébrant à la mémoire des soldats de France d’outre-mer tués pendant la Première Guerre, les Indochinois chrétiens, les Cambodgiens et Laotiens, les soldats noirs, malgaches, coloniaux. L’espace du jardin est ponctué d’édifices, des pavillons provenant pour la plupart de l’exposition coloniale de 1907 : la porte chinoise, le pont khmer, le pont tonkinois sont d’anciens éléments du village indochinois.
L’esplanade du Dinh est une place rectangulaire comportant un portique en pierre d’inspiration vietnamienne, une urne funéraire en bronze reprenant les urnes impériales du palais de Hué et le temple du souvenir indochinois.
Chaque monument, chaque site offre le cadre à une insertion d’image ancienne, cliché documentaire ou carte postale. Elle réactive ainsi des fragments d’histoire passés dans l’oubli, la fusion des strates temporelles est facilitée par la précision de l’intervention graphique, la qualité du photomontage numérique. L’intelligence de ces montages est de rester minimaux tout en jouant des proportions entre noir et blanc et couleur . Elle crée ainsi des formes de palimpsestes contemporains, qui constituent une relecture de l’histoire coloniale de notre pays. Par cette pratique elle rejoint celles que Christian Gattinoni et Yannick Vigouroux étudient comme Fictions documentaires (Nouvelles éditions Scala) qu’ils approchent chez le congolais Sammi Baloji ou l’américaine Jennifer Karady. Ces deux artistes comme Nathalie Tirot opèrent une sorte de réenacment spatial au service d’une relecture idéologique de l’Histoire.