Un Poème qui n’est pas le nôtre

Que devient la Peinture d’Histoire à l’époque du cinématographe ?
Cet artiste dessinateur et cinéaste a répondu à cette question en relatant les Désastres de la guerre – expression de Jacques Callot qu’il admire – à travers tout le XX° siècle. Ce fut au Louvre Lens le nom d’une exposition de Marie-Laure Bernadac, qui a concocté avec Sébatien Delot cette splendide exposition.

Chronologie versus mouvement cyclique

L’exposition suit les étapes chronologiques d’une création qui se renouvelle autour d’un même thème : l’histoire comme destin collectif, l’engagement des hommes dans une histoire à la fois toujours différente et toujours semblable. Depuis le moment fondateur que fut pour William Kentridge, né en 1955 à Johannesburg, l’Apartheid en Afrique du Sud, il dit que pour pouvoir se contruire et aller de l’avant, il a du se rapporter, dit-il, à ce dont je ne me souviens pas pour lui donner forme à partir de fragments : “le monde est invité dans l’atelier dans lequel il entre sous sa forme éclatée, sous forme de fragments”.

Contrairement à l’historien qui veut produire une connaissance pour parvenir à une conscience éclairée, l’artiste a “une pensée périphérique, au bord de la conscience”. Il capte des images, des mots, des phrases, des idées qu’il recombine et modifie afin de rendre visible un processus invisible car encore en gestation ou déjà effacé ; ainsi, au début de son travail artistique, Kentridge avait permis de regarder ce qui n’a plus lieu d’être, Sophiatown une ville dont la population entière fut déplacée à Soweto en 1955. Elle a donné lieu à une représentation théâtrale en 1989 dont les décors sont présentés. Le dessin est la forme d’expression favorite de cet artiste, comme dans Arc Process (1990) une série de croquis au fusain présentés en éventail.

La génération N se rapporte à la génération N – 1 : ce rapport constitue non ses “racines”, mais son histoire. Kentridge n’est devenu artiste qu’en s’intéressant à ce qu’il n’a pas connu, le tout début du XX° siècle, époque de la colonisation et de la Première Guerre Mondiale dont il a vécu les inéluctables conséquences. L’invention du cinéma, présente par un hommage à Méliès (7 Fragments pour Méliès, 2003) nous rend désormais possible de voir et de revoir les mêmes images dans le même ordre comme un cycle sans fin. L’histoire, elle aussi, se présente à nous comme une répétition au sens scénique du terme plus que comme une émergence de nouveau et de renouveau. C’est ce qu’évoque The Refusal of Time (2010). Il utilise une pantomime filmée dans une comédie sentimentale grotesque qui met en scène Léon Trotsky, O Sentimental Machine (2015). L’esthétique révolutionnaire, la rupture des Avant-Gardes qui n’a pas été durable (DADA, Schwitters,Rodchenko,Tatlin) a touché Kentridge après-coup et l’habite encore.

Sources d’inspiration

Séparé de l’exposition, un cabinet présente les sources de ses créations. La doctrine des influences omniprésente en histoire de l’art fut réfutée par Henri Focillon qui parle plus justement d’affinités électives. C’est aux maîtres qu’il s’est choisi que se réfère Kentridge : Jacques Callot, Hogarth, Goya, des témoins des horreurs de l’histoire de leur temps, et surtout à des créateurs marginaux du début du XX° siècle : Alfred Jarry, inventeur avec UBU de la figure prophétique du Grand Dictateur, à qui il consacre le film et l’installation UBU TELL THE TRUTH (1996-97). Le mouvement DADA s’opposant à la guerre de 14. Le caricaturiste George Grosz, Otto Dix, Max Beckmann. Le constructivisme russe. Et il y a bien d’autres sources : un théâtre proche du mime, celui de Jacques Lecoq, auprès de qui une brève formation d’acteur l’a aidé à rythmer par des gestes le temps dans l’espace. Il s’approprie aussi l’esthétique de certains films (Bunuel, Vertov). Des images de films documentaires et de nombreuses photographies. Avec ces éléments, Kentridge a inventé une méthode qui lui est propre, entre collage et montage, pour impulser dans les images une temporalité qui est parfois explicite, avec des dessins au fusain animés rythmés (les Drawings for Projections) ou souvent implicite dans des frises de dessins successifs qui sont des narrations en puissance.

Théâtres d’ombres

Présentation de l’histoire à la fois ironique et tragique, l’opéra visuel et sonore The Head & The Load réalisé par Kentridge en 2018 pour le centenaire de la Première Guerre mondiale montrait le poids de l’histoire coloniale et sa reprise dans l’installation vidéo Kaboom dessine des silhouettes de porteurs africains chargés de têtes géantes.

Triomphes et Lamentations réalisé à Rome en 2016 prend modèle sur la Colonne Trajane, une colonne triomphale dont les bas-reliefs récapitulent les moments héroïques de l’histoire de Rome ? Cette frise éphémère monumentale suivait le Lungotevere (le quai de la rive du Tibre à Rome) en faisant succéder des moments de l’histoire en contraste. Elle mêlait présent et passé en remémorant des événements discordants sans grille idéologique : expulsion des Juifs du Ghetto, statue de Mussolini à cheval, assassinat de Pier Paolo Pasolini, etc… Cette frise grandiose par sa longueur et le format des figures qui la composaient a servi de lieu de projection spectaculaire : des éléments découpés, tenus à bout de bras comme des pancartes, projetaient leurs ombres comme dans un théâtre. Allusion à l’histoire classique dont la ville de Rome est l’épicentre comme Monde de la Caverne décrit par Socrate chez Platon ?

William Kentridge ,réalise un spectacle total. Il refuse la partition millénaire qui sépare le spectacle de la philosophie. Ce penseur-artiste ne voit pas le passé comme une suite infernale de moments tragiques que l’on ne pourrait que déplorer. Son exigence de le représenter ne le commémore pas, et elle ne provient ni d’un devoir de mémoire, ni d’un tribunal qui rendrait justice, comme ce fut le cas en Afrique du Sud après l’accession au pouvoir de Nelson Mandela. Représenter leur passé est une nécessité pour tous les hommes, qu’ils soient des victimes ou qu’ils contribuent activement à la violence, et, de prime d’abord, pour l’artiste qui se met à leur service.