Même s’il est documenté avec méticulosité, le regard de Willem van Genk (1927 – 2005) s’extirpe de la gangue matérielle des constructions architecturales grandioses des métropoles du XXème siècle pour rendre visible la mécanisation de l’existence par la modernité au travers de ses figurations narratives polyphoniques.
Comme en écho au Metropolis de Fritz Lang, l’oeuvre de cet artiste à la fois brut et expressionniste au sens où l’expressionisme est selon Lotte Eisner “un art de visionnaire” documente le XXème siècle. Les visions de Willem van Genk rassemblées à la Collection de l’Art Brut témoignent de manière ambivalente d’une inquiétude et d’une fascination. De nombreux artistes bruts chroniquent la déhumanisation des villes, visualisant leurs territoires en expansion et leurs entassements désordonnés, parfois aperçus à vol d’oiseau. “Les villes paraissent toutes identiques” affirmait Stefan Sweig parlant de “l’uniformisation du monde” en 1925.
L’originalité de Van Genk tient à sa maîtrise du dessin et de la perspective et à un art de la composition qu’il comparait lui-même à l’harmonie musicale. Il crée de véritables symphonies visuelles fourmillantes de détails où des apercus recadrent des aspects en focalisant le regard sur telle ou telle prouesse architecturale. L’exposition, suivant l’ordre chronologique de ses productions, permet de remarquer que ses premières compositions étaient totalement déshumanisées. Aucune silhouette de passant. Seulement des véhicules, automobiles, autobus, tramways, qui l’ont toujours intéressé. Il fabriquera à la fin de sa vie quantité de maquettes de trolleybus qu’il entassait chez lui.
Vision kaléidoscopique
Aux vastes panoramas succèdent vite des compositions complexes réalisées avec un éblouissant art du collage et du montage graphique où s’intègrent progressivement des textes. Ainsi, sa vision de la Station de métro Opéra du métro parisien (1964) reproduit toutes les inscriptions, les panneaux et affiches. La ville devient un texte, un message complexe, comme pour le Tube Station de Londres (1970). Moscou (1966 ) rompt totalement avec la vision panoramique pour faire se succéder différents points de vue.
Pour saisir les visages multiples de chaque ville, van Genk a inventé une façon de focaliser le regard par des ajouts d’images circulaires en gros plans montrant des tours, des clochers, des pignons. Il restitue ainsi comme le ferait un kaléidoscope une variété de points de vue qui scande la vision impossible d’une totalité trop foisonnante par un morcellement fait pour capter des éléments dignes d’intérêt. Avec cet amour du plein, plutôt que l’horreur du vide qui caractériserait les dessins des schizophrènes, le remplissage élégant caractéristique de ses oeuvres, dont la plupart sont des représentations de nombreuses villes de grand format et en perspective est en syntonie avec l’objet représenté : des métropoles où s’entassent des bâtiments de plus en plus nombreux, des constructions de plus en plus massives. Amsterdam, Cologne, Londres, Paris, Rome, Vienne, Madrid, Berlin, Prague, Moscou, Tokyo, Osaka… ce nomade sédentaire rêvant de voyages se documentait pour ses réalisations. Il aura la possibilité plus tard de voyager, mais certains de ses voyages resteront des visions de rêves inassouvis, comme celles du Japon. Et pour les villes qu’il a pu visiter, il collait à l’envers des panneaux des traces de son passage pour constituer un journal de voyage.
Peindre les paysages urbains
Baudelaire avait évoqué l’apparition d’un nouveau genre pictural :
“le paysage des grandes villes, c’est-à-dire la collection des grandeurs et des beautés qui résultent d’une puissante agglomération d’hommes et de monuments, le charme profond et compliqué d’une capitale, la solennité naturelle d’une ville immense.” (Salon de 1859)
L’immense et le multiple représentent un défi à la représentation ; c’est précisément ce défi sublime que Willem van Genk entend relever. La démesure et la complexité de constructions surchargées d’ornementations qu’il reproduit méticuleusement ne laissent aucune place à l’imagination mais pourtant leur représentation est mise au service d’un imaginaire, celui de la modernité, visible à la fois dans l’ampleur inédite des monuments et dans l’omniprésence de la technique des transports, y compris souterrains. Les gares, le spectacle des trains, les réseaux ferrés le fascinaient.
Baudelaire a comparé la ville de Paris à “une araignée à l’immense toile où se pressent les nations” : cette image de la toile d’araignée devient encore plus intense pour van Genk avec la vision des fils électriques qui sillonnent la ville en se croisant en tous sens. L’ambition de fixer au mieux la forme d’une ville – une forme qui “change, hélas, plus vite que le coeur dun mortel” (Baudelaire) a conduit cet artiste à devenir un authentique peintre d’histoire, hanté aussi bien par les violences dont il a été témoin – tout jeune, il avait assisté à l’intrusion de Nazis à son domicile – que par des violences anciennes qu’il condamne : Jeanne d’Arc au bûcher, scène de décapitation représentées dans l’oeuvre éclatée Salon de Coiffure (1988) ou encore par des massacres de la Seconde Guerre mondiale.
Un désir d’appropriation
Proche du Parti communiste, van Genk avait visité Moscou, ce dont témoigne Panorama Moscou (1964) ou Les 50 ans de l’Union Soviétique (1967) et il a représenté le leader du P C néerlandais Paul de Groot, lors de la fête du journal Waarheid, dont la figure s’entoure d’inscriptions expressionnistes dans le style du street art.
Conçue à l’origine aux Pays-Pas, pays dont l’artiste est originaire (il est né et a vécu à la Haye) au Museum of Mind and Outsider Art d’Amsterdam, l’exposition est accueillie à Lausanne car Michel Thévoz avait réussi à acquérir pour la Collection de l’Art Brut du vivant de l’artiste des oeuvres magistrales, parmi lesquelles Moscou (1966) Station Tokyo (1970) le grandiose triptyque Panarsky culture (1972) et le magistral Collage (1978) où figure la revendication du Droit des femmes et de l’histoire et anthologie de l’homosexualité par le FHAR. La collection possède aussi quelques uns des trolleybus qu’il réalisait à la fin de sa vie partir de déchets (cannettes, cartons récupérés).
On peut voir l’artiste photographié dans son appartement, au milieu d’une accumulation de livres, de photographies, d’objets, ainsi que sa collection de longs imperméables en plastique possédant pour lui le rôle de coques, cocons, coquilles protectrices, auxquels il ajoutait des fermetures.
De même, son art lui a servi de protection et de rempart. Il a représenté ce qui l’effrayait pour se barricader, rester en dehors de ce monde dont les visions le fascinaient en n’y occupant que la place dont tout artiste-peintre rêve : celle d’un pur spectateur, que lui conférait son aptitude constante à transformer une réalité extérieure en tableaux. Des tableaux de chasse ?
Willem Van Genk voulait conserver jalousement ses productions, car elles témoignaient de son désir permanent d’appropriation, de capture et de domination symbolique du monde qui lui donnait un pouvoir : “Tout ce que je peins est à moi et les voleurs ne peuvent pas me le prendre”, a-t-il écrit.