Un rendez-vous très « spore » : à Roubaix : Mushroom city

Des champignons à voir, écouter, humer, palper et bien sûr, déguster – dans la « Mushroom city » organisée à Roubaix, c’est un vrai festival orchestré pour les cinq sens qui vient de s’ouvrir pour un mois, avec l’opération « Unité de production fongique V 2.0 » du collectif artistique des « Saprophytes » présentée jusqu’au 16 octobre à « la Condition publique », la manufacture culturelle de Roubaix. La vague verte des produits « bio » ayant rendu ses lettres de noblesse à l’agriculture, les projets agri-culturels font florès. Après les plaines à blé et céréales sur les Champs Elysées à Paris au mois de mai, en ce début d’automne, c’est une champignonnière géante qui a investi les bâtiments de « la Condition publique » et s’est ouverte au public pour un mois pendant les journées du Patrimoine.

Dans cette ancienne manufacture où l’on entreposait la laine des filatures de Roubaix, réhabilitée en « Maison folie » en 2004 par l’architecte Patrick Bouchain, cette opération appelée « autofiction n°1 » célèbre aussi à sa manière le patrimoine économique de la région : à 20 kms de là, à Comines, la Ferme de la Gontière, devenue en un demi-siècle la champignonnière la plus importante d’Europe sur un seul site, où les Saprophytes sont allés prendre conseil pour la création de cette « Mushroom city ».

Si l’on s’étonne pourtant de trouver une champignonnière dans un espace culturel, on découvre bien vite toute la complexité de la mystérieuse espèce fongique. Autant le savoir tout de suite, dans le régime des espèces, le champignon fait bande à part. Ni animal, ni végétal, comestible ou vénéneux, mycosique ou hallucinogène, le Champignon croît dans l’obscur, presque à vue d’œil, à la moindre averse. Une sorte de phénomène, parfois inquiétant, voire même mortel qui déchaine depuis longtemps l’imagination des artistes, conteurs ou écrivains.

Aussi le programme concocté par le collectif des Saprophytes (1) avec Anne-Isabelle Vignaud, la nouvelle directrice de la manufacture culturelle vise-t-il d’abord à favoriser les relations sociales dans le quartier du Pile, autour de la Condition publique à Roubaix. Dans le cadre d’un S.E.L. – Système d’échanges libres – ou troc organisé entre les habitants d’un quartier, les trois tonnes de champignons de Paris et de pleurotes cultivés in situ seront offertes sur place le samedi, en échange de services, de recettes culinaires ou de tout autre savoir-faire par soi même, au lieu de se contenter de consommer passivement. « L’esthétique relationnelle » est à la base des interventions des Saprophytes. Pour ce collectif artistique, il s’agit « d’explorer les multiples manières de tisser les relations entre l’espace, les hommes, et la nature dans les territoires habités ». Histoire d’honorer le nom qu’ils se sont choisis, les Saprophytes font pousser la vie dans un terrain en décomposition. Le champignon comme base d’échange et de lien social, voilà une orientation politique inattendue mais prometteuse. On se prend à rêver que les spores roubaisiens viennent semer un peu d’humanité dans les cervelles les plus fermées au rapport à l’autre et soucieuses d’abord d’exclusion.

D’autant plus qu’en parallèle, la Condition publique a programmé un mois de concerts, lectures de contes, conférences, installations et projections. Nous sommes dans une « manufacture culturelle », et chacun sait combien les manifestations artistiques et culturelles sont un atout majeur dans la création et l’entretien de ces liens sociaux. Aussi, les Saprophytes ont-ils organisé autour des champignons une vraie fête des cinq sens.

Les champignons à voir et à palper : ceux d’Alice au pays des merveilles, s’envolant sous des tentes au dessus des plates-bandes où poussent les vrais spécimens, ou les géants dans le hall principal. Dans l’esprit de Lewis Carroll, on découvre aussi, comme des têtes de champignon habitées, cette fois tournant sur un écran – les fascinants diagrammes des images stroboscopiques dès les années 1830, ou plus tard les décompositions du mouvement du physiologiste Etienne-Jules Marey, l’inventeur de la chronophotographie – rappel émouvant des balbutiements de notre « cinématographe », l’art majeur du XXème siècle, dû à la programmation de la réalisatrice Marie-Laure Cazin, qui aime rafraichir le cinéma. Aussi avec quelques bijoux de Méliès, l’un des nos premiers enchanteurs, dont « l’Hallucination de l’alchimiste », ou plus contemporain, avec « la Prisonnière » un film de Clouzot qui met en scène les égarements provoqués par certains champignons. Marie-Laure Cazin présente également ses propres films sur le thème du désir et de l’énigmatique – « l’histoire de la tache 1 » et « Tarentelle, histoire de la tache 3 », ainsi qu’une installation sur l’homme de Lautréamont – le visage d’un homme filmé en train de s’éveiller est projeté sur le visage d’un homme mannequin, tel un chemineau, assis sur un monceau de terre, qui figure « cet homme pris de racines depuis quatre siècles et dans le cou duquel pousse un champignon au pédoncule ombellifère » (4ème « Chant de Maldoror ») – soit une forme de résurrection, grâce à l’extrême vitalité des spores de l’espèce fongique.

Les champignons à écouter : entre les bals, les nuits (hallucinée, flamenca..), la musique est à l’honneur sous ses formes les plus inattendues – ne pas manquer le concert de légumes frais d’Eric Van Osselaer (comment faire chanter les carottes au son des topinambours), ni les aubades de musiciens embusqués sous champignonnières, ni les Pusse et leurs sonorités étranges, façon Tim Burton, dans l’esprit toujours vivace de Dada, avec Mika le crooner décalé à la voix grave et les musiques organiques de Daau, avec détournement des sons de violon, violoncelle, accordéon et clarinette. Feu le grand compositeur John Cage, compagnon du chorégraphe Merce Cunningham adorait lui aussi les champignons, et leur a consacré un livre et plus d’une musique.

Enfin, les champignons à humer et à déguster, ce sera au restaurant des Grandes tables, avec la « cuisine de l’extraordinaire » composée par la plasticienne culinaire Caroline Valette et par Gérard Vives, le très inventif cuisinier des poivres et des épices. Il est sûr que le goût de l’invention décalée et d’une culture populaire chaleureuse souffle de plus en plus sur l’extrême Nord de la France. La Belgique est à deux pas. L’esprit surréaliste qui lui est cher se moque des frontières et les spores volatils fécondent les imaginations fertiles.

Depuis quelque temps, la grande métropole formée par les trois villes Lille-Roubaix-Tourcoing ne cesse d’étonner par la qualité des manifestations artistiques et culturelles organisées. Photographes, vidéastes et cinéastes apprentis et professionnels connaissent depuis longtemps le chemin du « Fresnoy », le Studio national des arts contemporains, à Tourcoing, mais aujourd’hui même, 25 septembre, à Villeneuve d’Asq, après des années de travaux – c’est aussi la réouverture du LAM, le musée de Lille métropole, désormais « Musée du XXème et du XXIème siècle, Musée d’art moderne, d’art contemporain et d’art brut » – c’est-à-dire que le LAM met enfin en valeur son extraordinaire collection d’art brut.

Nous reviendrons pour www.lacritique.org sur cet événement majeur, une première en France, où l’on a trop longtemps méprisé cette forme d’art comme étant le produit d’artistes non reconnus par la « doxa » des conservateurs de musée et des critiques d’art, car ils étaient l’œuvre de « fous » , souvent enfermés dans des asiles, ou de « gens du peuple ». Or parmi les artistes représentés dans ce mouvement, on trouve plus d’un natif du Nord, donc très présents au LAM. Tel Augustin Lesage, ancien mineur, dont l’un des tableaux ornait l’étonnante exposition « Hypnos – Images et inconscients en Europe – (1900-1949) », organisée à l’Hospice Comtesse de Lille au printemps 2009 par le Musée d’art moderne de Lille métropole, alors en travaux. A voir l’esprit décalé des manifestations organisées à la Condition publique, on peut parier que le collectif des Saprophytes a fait son miel de cette exposition, ou de la rétrospective Robert Filliou, au LAM en 2003, pour qui, selon l’esprit « Fluxus », « l’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art ».

De l’art brut du LAM aux champignons de la Condition publique, il n’y a qu’un pas sémantique, et un trajet de métro. De quoi s’offrir, entre Lille et Roubaix, un superbe week-end très « spore ».