Pendant un an, du 12 janvier 2020 au 12 janvier 2021, faisant sienne la phrase d’Hölderlin si vertigineusement pertinente et romantique, si péremptoire aussi : « Nous ne sommes rien. C’est ce que nous cherchons qui est tout. », le photographe Didier Ben Loulou a fait pour des raisons sentimentales et familiales une dépression en période de pandémie. Il a alors tenu un journal aujourd’hui publié par l’éditeur arlésien Arnaud Bizalion, si généreux, pertinent dans ses choix et partages…
Pas de photographies dans cet ouvrage, mais en ces temps de coercitions pandémiques, Ben Loulou nous offre de sobres méditations métaphysiques salutaires sur la solitude mêlant vécu, notations sur les photographies de voyage réalisées en Méditerranée (de bien magnifiques déambulations à découvrir ou redécouvrir par ailleurs dans ses recueils de photographies si riches en couleur et nombreux…), mots issus de la Torah et extraits de discussions avec un vieux rabbi présenté comme « iconoclaste »…
De la nécessité du « bleu », plus que jamais en ces temps de bavardages oiseux, sinon liberticides : la couverture du livre de Didier Ben Loulou, la seule reproduite de tout l’ouvrage, est une photo qui s’impose avec la nécessité de l’évidence et une grande fraîcheur. Elle est de l’auteur sans doute, mais ce n’est pas précisé car l’image est non légendée, explosion spontanée impressionniste et printanière de fleurs blanches dans un arbre fruitier qui est probablement, et symboliquement, un amandier !…
On est un peu surpris au premier abord il faut l’avouer, car de la part d’un photographe l’on s’attendrait légitimement à quelques vignettes émaillant le discours dans les pages intérieures, mais non (Comme dans l’indispensable « Essai sur le beau en photographie » de Robert Adams, 1981)… Tant pis.
On ira donc, et cet article y encouragera je l’espère fortement, si l’on n’a pas la chance de les connaître déjà, (re-) découvrir et faire l’acquisition des nombreux recueils de photographies que Didier Ben Loulou publie avec une régularité de métronome (un à deux par an !) et une admirable exigence de qualité sur la mise en page et l’impression épousant le velouté de ses tirages d’exposition en couleur Charbon Fresson, depuis déjà une trentaine d’années…
Donc cette couverture est bleue, résolument, comme le ciel immense de la photo reproduite, comme sont bleues aussi la majorité des couvertures des recueils de photographies de l’artiste. Cela s’affirme d’emblée comme une calme et incontournable nécessité intérieure.
Ce bleu-là, résolument « méditerranéen » selon l’auteur, est justement l’une des marques stylistique de Didier Ben Loulou (avec l’usage du format carré de l’Hasselblad et la saturation sans excès toutefois des couleurs), que je ne me lasse pas de redécouvrir, et vivre comme une vraie expérience sensorielle et intellectuelle renouvelée.
Ce bleu-là, c’est aussi celui qui fit dire en d’autres temps à un adepte quant à lui du catholicisme– et non du judaïsme – Paul Claudel : « Il faut descendre en nous jusque trouver le bleu profond ». On songera aussi à Jean-Michel Maulpoix qui poursuivra cette descente introspective dans le bleu dans les années 1990, presque un siècle plus tard, avec son magnifique et très inspiré recueil de poésie « Une histoire de bleu » (Mercure de France, 1992, 2000).
Bleu fondateur donc, « bleu du ciel » cher à Bataille aussi mais pas question d’en parler ici – c’est une autre dimension dont il n’est pas question je crois dans l’ouvrage, je renvoie notamment aux nombreux et brillants écrits de Dominique Baqué – , originaire et terrestre, céleste aussi… et bleus à l’âme… se rencontrent chez tous ces auteurs et dans l’écriture de Ben Loulou, dans ce tissage intime et partagé d’émotions et réflexions métaphysiques.
Ce qui est très plaisant et aiguillonne la lecture de « Une année de solitude » c’est qu’à l’instar de Claudel ou Maulpoix, l’écriture de Didier Ben Loulou est simple, fluide, toujours. Pas de boursouflures pédantes, d’ hermétisme intellectualisant. Les références sont justifiées. Tel est le style, justement, de ses photographies…
Les « bleus » sont bien sûr ceux de l’âme, ceux qui ont inspiré le courant musical afro-américain du Blues. Dimension universelle de ce beau journal.
Et ces lignes en ouverture du livre, p. 7, nous éclairent, tel un art poétique sur la démarche de Didier Ben Loulou, au sens doublement physique comme figuré :
« Les lumières de Jérusalem scintillent dans la nuit. Parfois, il t’es nécessaire de te fondre dans l’obscurité. Il fait un temps glacial et pourtant ton corps est trempé de sueur. Ta dépression est liée à une souffrance que tu n’arrives pas à cerner et qui te laisse sans vitalité. Tu as l’impression de marcher incognito dans les ruelles de la ville. Tu chemines, inquiet, et, pour réfléchir, tu as besoin d’être en mouvement, d’avancer dans la nuit qui est une ouverture pour toi. »
Se perdre pour mieux se retrouver dans le labyrinthe mental des grandes villes.
Quelques lignes plus haut, le photographe livre ce superbe credo introspectif d’insoumission : « Être un déserteur, un irrégulier, un réfractaire, en dehors des normes, étranger à jamais en te situant le plus loin possible de la meute, de la destruction, du mortifère. »
Allers-retours répétés entre Paris et Jérusalem, et nécessaire, si vitale écriture-pensée en mouvement toujours en France comme en Israël :
« Les façades des immeubles défilent, Station Charles-Michel. Plus tard dans l’après-midi, tu te retrouves à déambuler longuement dans ce quartier que tu détestes : le front de Seine. Tout y est insaisissable. Comment retrouver les lettres, le bleu des pierres, l’écho de l’hébreu ? Il va te falloir rejoindre bientôt cette autre rive de la Méditerranée. Paris est pour toi devenu tout ce qui est peu, quand Jérusalem est ce peu qui est tout. […] Tu as besoin de marcher dans ces paysages qui te manquent à Paris, que ton corps repose tout entier sur ces terres méditerranéennes que tu aimes tant. Tu veux progresser lentement dans ces rocailles. Ta perception y dépend autant du climat, de la lumière, que de ton état intérieur. Juste sentir comme une sève remonter en toi ce ressourcement. » (p. 144)
Une lecture vivifiante qui a pour ambition – et le but est atteint ! – de lutter contre « le désespoir, la mélancolie malgré la folie et l’aveuglement généralisés », comme nous le promet la quatrième de couverture.