Une approche poétique d’un site de la Première Guerre Mondiale

Les éditions Loco publient le livre de Sophie Zénon « Pour vivre ici », dont le titre est un extrait d’un poème de Paul Eluard ,elle s’attache à l’ un des sites majeurs de la bataille d’Alsace en 1914-1918 , le Hartmannswillerkopf (HWK). L’ouvrage d’une centaine de pages contenant de très nombreuses reproductions sur papier mat a reçu le soutien de la région Grand-Est pour son dispositif « Politique Mémorielle Mémoire des Conflits ». Cette approche documentaire sensible se nourrit d’une mise en fiction qui mélange archives et prises de vues in situ pour une approche plurielle du lieu.

Alors qu’elle pratique la photographie depuis 1990 Sophie Zénon s’est trouvée inspirée par le chamanisme, son interaction entre le monde invisible celui des ancêtres et le monde des vivants, au point de reprendre des études en ethnologie et sciences des religions. Cela se manifeste dans toute son oeuvre, dont l’Imagerie de Lannion donne actuellement un aperçu très significatif sous le titre Ce que murmurent les fantômes à travers neuf séries – dont une inédite -, une installation, six livres d’artistes et une vidéo. Une grande partie est consacrée à la mémoire de sa filiation à travers des séries comme Maria e Giovanni, (2010 ) et Dans le miroir des rizières (Maria), (2016). L’Homme-Paysage (Alexandre), polyptyque de onze photographies, consacré à l’arrivée dans les Vosges de son père, enfant d’immigrés italiens, pendant l’entre-deux guerres. peut apparaitre comme précurseur du livre Pour vivre ici avec ses effets palimpsestes entre nature et corps engagés dans l’Histoire.

Un autre de ses livres d’artiste semble avoir préfiguré cette publication sur un des hauts lieux de la première guerre : Verdun, ses ruines glorieuses (2013) fait dialoguer des extraits d’un texte d’Eric Vuillard avec des gravures et archives de monuments célébrant Verdun. Des corps fragmentés , des visages ressurgissant du néant, travaillent plastiquent la mémoire des « gueules cassées » et dressent déjà une première approche des tranchées dans une dénonciation des conditions inhumaines de cette guerre.

Invitée pour une résidence de création à l’Abri Mémoire d’Uffoltz (Haut-Rhin) elle a mené son projet autour du site du Hartmannswillerkopf (HWK), en français « le Vieil Armand » ligne de front entre la France et l’Allemagne où pendant quatre ans des combats d’une grande violence ont été menés pour la domination de la plaine d’Alsace. Si les allemands avaient construit des éléments souterrains en dur les français vivaient dans la boue des tranchées. D’où l’importance dans ce conflit des éléments naturels. Pour en témoigner le livre reprend des extraits d’un journal du soldat Henri Martin, publié en 1937 aux éditions Payot sous le titre « Le Vieil Armand 1915 ». La photographe s’est entretenue avec un menuisier de Wattwiller qui apporte un commentaire très vivant sur la forêt de nos jours où subsistent cependant de nombreuses croyances populaires encore attachées au lieu.

Si la couverture présente le visage d’un soldat au regard impassible encadré d’une nature protectrice on peut s’accorder avec Héloïse Conessa qu’il s’agit là de « rémanence ». Cependant sur les pages 1 et 4 du livre cartonné c’est un autre visage, celui d’un soldat allemand dont la reproduction rougie comme par les flammes du combat et les yeux raturés comme signe de sa mort. En pages de garde une carte ancienne très kitsch évoque le paysage avant le conflit en illustrant l’imaginaire des toponymes du lieu. D’autres cartes postales de soldat et de leurs amoureuses ponctuent les pages où l’on retrouve sur transparent des extraits d’une carte dessinée manuellement où par opposition à ces clichés le site est évoqué avec des termes corporels, cuisse et fesse notamment. Ces oppositions trouvent leur point de fusion dans les mixtes corps d’archives militaires et vues tremblées de la forêt. Ces doubles pages sont commentées par des extraits du quotidien des combats, rappelant leur âpreté. Des vues forestières laissent percer une lumière puissante où le soleil semble vouloir régénérer le site malgré le passé qui suinte de tous ces espaces naturels.