Artiste française qui vit et travaille de longue date aux Pays-Bas, Laurence Aëgerter a bénéficié du cadre prestigieux du Petit Palais pour y insérer des œuvres dont la diversité (photographies, tapisseries, installations) étonne et séduit. La manière dont nombre de ses créations viennent occuper avec discrétion ce bel espace muséal grâce à la curatrice invitée Fannie Escoulen permet aussi de découvrir ou de redécouvrir une magnifique collection à laquelle l’exposition rend hommage.
« Ici mieux qu’en face » : l’intitulé énigmatique de cette exposition est une inscription que l’artiste a finement calligraphiée sur un grand miroir disposé pour refléter la perspective du Petit Palais au rez-de-chaussée face au jardin. La formule fait allusion au nom ironique que prennent parfois des cafés situés en face de prisons – c’est le cas à Marseille, la ville où est née Laurence Aëgerter – quoique le terme ici pose problème, dans la mesure où toute œuvre d’art, portrait ou paysage, réplique ou évoque un ailleurs. Through the loocking glass – à travers le miroir – est une métaphore du passage vers l‘ailleurs que l’art suggère, et l’artiste ressemble ici à une Alice qui s’émerveillerait d’être plongée dans cet espace muséal enchanteur.
Plusieurs de ses œuvres ont été créées comme des hommages, des réappropriations ou des relectures de tableaux de la collection du Petit Palais, comme la tapisserie qui se réfère explicitement à un tableau de Claude Monet Soleil Couchant à Lavacourt (1880) qui est présenté à côté, vue d’un soleil se couchant en se reflétant dans l’eau de la Seine. Dans une autre salle, une grande tapisserie colorée en jacquard renvoie à la représentation classique des quatre parties du monde. Réalisée d’après des tapisseries représentant les continents que l’artiste a découvertes dans les réserves, elle les évoque tout en les déconstruisant. L’artiste a aussi drapé de voiles de protection quelques statues de marbre avec des étoffes légères. Elle a ajouté des larmes aux cordes d’une harpe anciennes.
Toutes ces interventions artistiques prennent leur sens des diverses interprétations que lui ont inspirées l’esprit du lieu. Elles réactivent des œuvres et des objets qui cessent de nous apparaître comme des fantômes du passé pour reprendre vie.
Travailler (avec) la photographie
Plusieurs manières de mettre en jeu la photographie sont présentes dans cette exposition. Laurence Aëgerter a fait réaliser en porcelaine de Sèvres un grand bas-relief d’après un dagerréotype d’une enfant endormie, Le Sommeil de Thérésou, une œuvre conservée dans les collections.
Des tapisseries verticales de grand format retravaillent des photographies glanées sur le Net de nageurs en plongée. Leur chatoiement textile évoque l’ambiance sous-marine contemporaine comme un milieu nouveau pour une esthétique impressionniste où la lumière se diffuse en se réfractant sous l’eau. Ces tapisseries mécaniques (Bain de Minuit/Bain de Midi) sont des reproductions d’œuvres conçues par l’artiste pour le château Borely de Marseille ; elles s’intitulent LONGO MAÏ – ce qui signifie en provençal Que notre bonheur dure.
Plus loin, une petite installation vise la pléthore des photos numériques sur nos téléphones portables ainsi que l’accumulation mémorielle qu’elle engendre. L’artiste l’a convoquée avec la pièce « Confetti »(2019) : 58 038 photographies, contenues depuis dix ans dans la mémoire de son téléphone, dont chacune est réduite à la taille d’un confetti, sont dispersées dans une vitrine avec des montres anciennes. Contrairement aux majestueuses tapisseries ou aux tableaux anciens, ces minuscules instants de vie sont réduits a minima à leur réalité numérique, comme si l’artiste s’élevait contre leur débauche quantitative. Vanité dérisoire qui s’augmentera au fil des années en montrant l’illusion qui consisterait à croire garder la trace du temps qui passe.
Le travail du temps au cours d’une journée est évoqué par une série de 15 photographies prises dans son atelier, l’horaire de prise de vue étant précisé, de la cathédrale de Bourges photographiée en noir et blanc dans un livre d’art : image sur laquelle progressent la lumière et l’ombre au fil de quelques heures jusqu’à l’obscurcissement. Ce projet réalisé en 2014 comportait en tout 126 photographies. Ainsi, une simple reproduction photographique peut accèder paradoxalement au statut de modèle, dans une démarche post-impressionniste qui est adroitement associée à Claude Monet. Là encore, la lumière devient une variante athmosphérique propre à notre perception, quelque soit l’objet du regard.
Enfin, on peut admirer des dyptiques de photographies associant deux images avec une odeur. Ils font partie du travail poursuivi par l’artiste avec des malades d’Alzheimer qui a été consigné dans l’ouvrage en 5 volumes Photographic Treatment (éditions La Chambre Claire). Chacun présente trente photographies en noir et blanc qu’elle a collectées. Ce pentaptyque a remporté en 2018 le Prix du Livre d’auteur aux Rencontres d’Arles.
Réappropriations divergentes
La réappropriation d’une oeuvre qui l’attire et l’intrigue est le plus souvent le fait de l’artiste qui rend ainsi hommage à un tableau, à un artiste, à un genre ou à un style – comme à l’impressionisme qu’inventa Monet. Mais ses Compositions Catalytiques (2008-2020) ne sont pas des oeuvres que l’elle a conçues pour l’exposition en fonction du lieu en relation avec des oeuvres qui s’y trouvent. Elles mobilisent une recherche qu’elle a menée à plus long terme. La réappropriation de tableaux anciens, en écho à la peinture flamande comme représentation naturaliste de paysages ou de natures mortes, lui a servi de base et de prétexte à une mise en abîme de la perception de la réalité que l’art modélise.
En travaillant avec des personnes différentes mentalement au sein d’institutions psychiatriques, Laurence Aëgerter accueille leurs différences en les acceptant comme une ressource plutôt qu’un manque. Elle intègre les souffrances psychiques de patients psychotiques comme des aptitudes déviantes à tordre et à modifier la représentation. Par le biais de ses photographies de tableaux modifiés, elle fait ainsi apparaître des distorsions, surimpose des collages avec des ajouts qui produisent un décalage, des lamelles de métal sur une nature morte, un miroir qui redouble la perpective d’un paysage de Ruysdaël. De telles pratiques d’appropriation déconstructives produisent des alternatives en se branchant sur une altérité qui n’est plus seulement de son fait.
Le travail en cours de cette artiste inventive mérite l’attention. Sa contemporanéité ouverte n’hésite pas à prendre en considération l’art ancien. Quel plus bel écrin que ce Palais pour l’exposer ?