Poursuivre le fil rouge des chroniques sur les livres d’artistes photographique slaves après l’interruption du confinement et du post-confinement liée à la pandémie Covid-19 n’est pas si évident. Et pourtant, dans la situation de crise sanitaire, les artistes sont sans doute parmi les plus affectés par la suspension des activités pendant plusieurs mois et ce dans bon nombre de territoires sur la planète. Je souhaitais témoigner des créations de Julia Borissova depuis longtemps. C’est peut-être l’occasion de prendre le temps en cette période estivale de s’immerger dans son univers, d’autant plus qu’elle a mis en place un système le permettant pour tous.
Elle confectionne des livres d’auteur, avec délicatesse et grande minutie et tous sont fait à la main en exemplaires limités entre 100 et 200 exemplaires le plus souvent pour les plus grands « tirages ». Très rapidement, ces livres d’artiste sont épuisés. Il suffit d’en tenir un dans ses mains pour comprendre que ces livres sont uniques. Julia Borissova tisse, découpe, plie, mixe ses prises de vue avec des documents d’archives savamment sélectionnés, flirte avec l’origami, colorie, s’ingénue à trouver des formes en adéquation avec son projet, avec le contenu, sans dénaturer pour autant le livre, au sens de pages, de liens, de papier, de mots, d’images…
Elle crée des objets éditoriaux. La liste de ses livres d’art en édition limitée est à consulter sur son site car tous ils sont rares et recherchés par les connaisseurs. Il serait impossible de traiter de tous, ou alors il faudrait rédiger une monographie sur cette artiste du Nord de l’Europe et l’ensemble de ses livres d’art. Je ne m’y risquerais pas car ce qui m’importe ici, c’est que l’artiste innove pour continuer à créer dans un moment de confinement et de fermeture des frontières avec ses lecteurs-regardeurs et facilitateurs en devenant des mécènes pour peu d’argent. Elle a mis en place un modèle avec 5 options de mécénat, pour toutes les bourses, vous ouvrant les coulisses de sa réflexion, de ses choix, de sa fabrication.
Si dans les pays occidentaux, la culture et les arts ont été gravement impactés par la pandémie et ses conséquences, dans les autres territoires, cela est encore plus prégnant, malheureusement. En ayant recours à ce dispositif peu onéreux d’entraide entre ses fidèles et de futurs fidèles et elle, Julia Borissova invente une nouvelle forme de création participative et régulière, traversant les frontières. Elle « déverrouille » des archives, des livres de photographe qu’elle possède dans sa bibliothèque, lesquels sont des sources d’inspiration, des réflexions qu’elle mène sur la fabrique d’un livre par collage, tissage, découpage, assemblage, pliage etc. Elle le partage avec ses mécènes, lesquels peuvent participer aux échanges et influer sur le sens de ce qu’elle crée quasiment en direct avec eux.
Elle a choisi de ré-activer ses livres souvent épuisés, un par mois. Le premier en juin était « la rive la plus éloignée / The farther shore », publié en 2013 à 100 exemplaires, évidemment épuisé rapidement et appartenant à nombre de bibliothèques d’institutions. Elle ne le ré-édite pas, elle le re-crée en faisant part aux mécènes de ses idées, de sa manière de faire, en le réinventant quelques années après et sous une forme plus légère, le zine. Pour ce support populaire, je vous renvoie au festival Rebel Rebel, organisé par le Frac Paca à l’automne, et à la version « classieuse » de l’éditeur Pierre Bessard, lequel a commencé son travail d’orfèvre de livres par une collection de zines. D’ailleurs, cet éditeur a remarqué le talent de Julia Borissova et a édité White Blonde en 2018, un travail mélangeant des autoportraits de l’artiste à des images de l’antarctique prises dans la glace.
« Blonde Blanche » est ainsi qualifié l’antarctique par les explorateurs polaires mais Julia Borissova n’est-elle pas une femme blanche et blonde (elle est née en Estonie, et vit et travaille à Saint Pétersboug) ? Au tout début juillet, à partir de réflexion de Tarkovski sur sa vie et sa création, les deux se mêlent, Julia Borrisova a décidé de commencer à revivifier son livre « Adresse », une réflexion sur les souvenirs devenant des pièces d’un puzzle que la mémoire découpe avec l’âge. Livre conçu en 2015 et épuisé, ayant reçu nombre de prix, et de critiques élogieuses, elle le remet sur l’établi, cinq années après, en interaction avec les échos, les réactions de celles et ceux de par le monde qui suivent le work in progress de ce deuxième zine. Elle expérimente sur ses travaux déjà réalisés des retours intuitifs, savants, participatifs amenanat à des relectures, des compositions nouvelles, des découvertes.
Julia Borrisova fin 2019 avait auto-publié sa recherche et ses repérages photographiques « Looking for Dimitry » sur son livre épuisé Dimitry de 2016 initié sur Tsarévitch Dimitry, le dernier fils d’Ivan le Terrible, est décédé dans des circonstances mystérieuses d’une blessure au couteau à la gorge en 1591, beaucoup de spéculations avaient circulé sur les diverses causes possibles de sa mort.
Vous l’avez compris, au départ je souhaitais écrire sur la beauté et la poésie des livres confectionnés par Julia Borissova, sur des petits formats agréables à manier, doux, onirique comme Red Giselle, son hommage au ballet classique, ou Libretto, leporello cousu rendant grâce au théâtre, dans lesquels les techniques sont mixtes (coloriage, photographie couleur, noire &blanc, archives, découpage…), mais toujours avec le toucher du papier pour que le lecteur ressente l’émotion tactile et visuelle. Julia Borrisova possède des doigts en or, tous les sujets qu’elle souhaite aborder, elle les anoblit, les enrichit, même ceux les plus durs comme l’inondation de villages à cause d’un barrage soviétique dans « The farther shore ». Toucher ses livres d’art rend heureux, je ne peux pas l’expliquer. Les couvertures sont veloutées, les cartons gardent la trace du cutter, les papiers sont variés, les grammages différents, les insertions sur des calques … une sensualité tactile se dégage du savoir-faire manuel délicat de cet « Edward féminin » aux mains d’or. D’ailleurs, certaines collections de photobooks comme celle au pays basque constituée avec intelligence et harmonie par Gabriella Cendoya- Bergareche, ont découvert dès les premières créations le talent de cette artiste, et ont acquis l’entièreté des livres réalisés par Julia Borrisova et suivent son travail avec assiduité. Invitée par la bibliothèque du musée de San Telmo ( https://www.santelmomuseoa.eus/)
, elle est intervenue en 2019 pour le plaisir du plus grand nombre sur ses créations.
Un des traits également de cette artiste slave est la générosité, le don du partage comme sa dernière innovation d’utiliser patreon pour échanger, créer, partager contre quelques euros, lesquels servent à acquérir le matériel, à financer ses recherches, des déplacements et offrir ses nouvelles créations participatives. Si vous voulez en savoir plus sur Julia Borissova et sa manière de créer si singulière, il vous suffit juste de vous abonner à son patreon :
https://www.patreon.com/borissova/posts.
Sa passion du livre, elle la partage depuis longtemps avec d’autres photographes issus de ce vaste territoire en participant au design de leur livres comme ceux de Natalia Reznik (lire ma critique de HOPE en janvier 2020) ou de Natalia Baluta dont je ferais sans doute la prochaine critique des livres photographiques slaves avec « Sea I become by degrees ». La passion l’emporte sur l’égo chez certains artistes slaves car l’entraide amicale est salutaire pour mener à bien des projets et les rendre visibles, renouer avec l’idée du collectif sans nuire à son auteur et à son sujet, et cela est d’autant plus tangible parmi les artistes femmes du grand Est et Nord. En ces temps de crise sanitaire, de difficultés liés à la pandémie, l’idée de partager les coulisses récemment de sa création par ce dispositif internet, patreon, m’a fortement invité à rédiger cette critique sur Julia Borissova.