La Documenta est devenue un moment clé de l’histoire de l’art contemporain par les partis-pris radicaux dont ses commissaires successifs l’ont investie. De la revendication de l’attitude comme forme avec Harald Szemmann à la position du documentaire et du politique comme lieux artistiques avec Catherine David, on est face à une histoire particulièrement en phase avec les enjeux de l’art du présent. La Documenta 2007, dirigée par Robert M. Buergel, inaugure une nouvelle ère dans sa pratique curatoriale.
A la recherche d’une appréhension et compréhension des formes de la contemporanéité succède la volonté de mettre en place une “exposition sans forme”. On comprenait avec H. Szemmann que les questions formelles ne se posaient plus en terme d’objets mais en terme d’attitudes. C. David a elle radicalisé encore cette mise à distance de la matérialité de l’oeuvre en axant le regard sur le processus de la recherche, sur des lectures du monde non tenues à aller nécessairement jusqu’à la formalisation de l’oeuvre.
Que faire alors ensuite ? Revenir à un rapport plus sensible à l’oeuvre ? Renouer avec la séduction de l’expérience esthétique ? S’éloigner plus encore d’oeuvres flirtant avec les logiques du spectaculaire ?
La posture de Robert M. Buergel est radicale sans doute. Cette Documenta relève ni de la forme ni de l’anti-forme mais de la non-forme. Un défi que peu d’oeuvres peuvent en réalité tenir, et qu’il a fallu alors construire par des procédés d’“aformalisation” des oeuvres montrées. L’exposition du Fredrich Museum est la plus exemplaire de cette approche. Sans thématique ni problématique, les oeuvres s’y amoncellent sans dialogue. La scénographie opère avec cette exposition un retour en arrière époustouflant : vitrines aux couleurs criardes, moquettes au sol, murs verts grisâtres, rideaux d’un autre temps. Le musée semble revenir dans ces années poussiéreuses dont il avait été sorti grâce au projet de la Documenta. Les salles se succèdent et il faut faire preuve de grandes facultés d’absorbement pour isoler certaines pièces qui, malgré tout, imposent leur force. Un miroir de Mc Craken dans le hall d’entrée où chacun se bouscule, une pièce de Cosima von Bonin dans un coin de salle, la fontaine de cire de Zheng Guogu (Waterfall) mal éclairée et déposée dans un coin encombré. À bien les regarder, leur force s’impose mais on ne peut s’empêcher de se désoler de les voir si mal exposées. Des peintures asiatiques anciennes cohabitent aussi avec des oeuvres contemporaines sans qu’aucune respiration ne puisse se trouver. On n’est certainement pas dans un projet de dialogue historique comme ceux dont les musées raffolent actuellement. Ici il s’agit “d’arriver sur un plateau où l’art communique par lui-même et avec ses propres mots”(Robert M. Bruegel, préface au catalogue) . Face aux commissaires-auteurs, -artistes, -médiateurs, le commissaire ici (fatigué ?) préfère prendre ses distances et laisser oeuvres et spectateurs trouver leurs propres modes de dialogue. Et celui qui chercherait un sens à tout ça ne trouvera comme justification qu’une fort courte préface. Quelques mots seulement pour argumenter une position intéressante à penser par la radicalité qu’elle met en place, mais si déplaisante pour l’expérience de l’oeuvre.
Heureusement pour lui le procédé d’”aformalisation” a ses limites. Alejandra Riera a ainsi profité d’un espace assez vaste pour installer son Enquête sur le/notre dehors, réflexion engagée dans le questionnement des sociétés contemporaines, et a ainsi pu se soustraire à l’entreprise négative générale. On était également ravis de retrouver un moment clé de l’histoire de la performance, dans les années 70, avec des oeuvres de Sanja Ivekovic, de Graciela Carnavale, de Jiri Kovanda ou Lotty Rosenfeld. Photographies, vidéos et textes, tout concorde pour nous mettre face à des pièces majeures pour penser le monde et ses formes. La vidéo Une milla de cruces sobre el pavimento de Lotty Rosenfeld suit la progression de l’artiste tandis qu’elle scotche des bandes blanches en travers de la bande de circulation. Une action minime mais captivante et porteuses de forts échos formels et politiques. Malheureusement les rapprochements entre différentes oeuvres doivent se faire par eux-mêmes, dans le méandre de pièces où tout se mélange et rien ne se (re)noue. Etait-ce là un procédé jugé trop facile ? Robert M. Buergel a préféré disséminer plutôt que rassembler, mais cette démarche lorsqu’elle n’est soutenue par aucun parti-pris théorique est bien mal venue. Le catalogue peut seul nous aider un peu à nous y retrouver pour pallier à la déception, vu les conditions d’exposition, de ne pouvoir être saisis par l’autorité d’une oeuvre. Il faut se satisfaire du petit plaisir trouvé quand, après avoir admiré un dessin de Peter Friedl, on découvre plus tard et plus loin une de ses vidéos puis une sculpture.
Le Museum Frederich est le plus représentatif de l’échec du commissaire car les autres lieux semblent avoir repris en main les conditions d’exposition des oeuvres, et la Neue Galerie évite ainsi quelques uns des écueils du musée. Des espaces plus vastes sont accordés à des artistes et ainsi, même si la réflexion ne se met pas plus en place, des pièces parviennent à s’affirmer. Si les vidéos ne sont pas très nombreuses globalement, on peut s’en féliciter car lorsqu’elles sont montrées la plupart d’entre elles profitent d’une réelle installation. Dias et Riedweg présentent ainsi Funk Staden, pièce constituée de trois écrans de projection où les représentations schématiques et réductrices des peuples du Nouveau Monde par les colons sont revisitées avec ironie dans une confrontation avec des images d’une fête organisée sur un toit au Brésil. Danica Dakic a également réalisé une vidéo très étonnante (El Dorado) en filmant des jeunes comédiens et des jeunes immigrés dans les salles du Musée allemand de la tapisserie à Cassel. Chacun exprime sa quête du paradis par des gestes, des mouvements sportifs, des pas de danse, des témoignages. La vidéo la plus magistrale est sans doute celle de James Coleman. Retake with Evidence est une projection où on assiste à l’incroyable performance d’acteur de Harvey Keitel. Seul dans un espace aux bords indéfinis, il se déplace lentement, le visage habité par une lucidité angoissée. Dans une langue shakespirienne tourmentée par des récits antiques, par les trahisons, par la possibilité du pardon, Harvey Keitel déambule lentement. Par moment un décors apparaît : statues grecques et décors en carton-pâte. James Coleman interroge depuis longtemps la théâtralité et ses conditions d’apparition. Avec cette vidéo, que l’on voit d’une vaste pièce fermée d’une vitre, il accomplit un pas de plus. L’image du corps de l’acteur est le lieu de l’expérience du langage et du théâtre. L’effet est époustouflant. Peut-être oui qu’alors l’oeuvre d’art trouve seule son propre langage et le spectateur son regard et son expérience esthétique. Mais pour cela il faut la force d’une oeuvre de maturité et la grandiloquence d’une installation complètement autonome de l’aventure collective de la Documenta.
Mathilde Roman, juillet 2007