Claude Lévêque investit les 1300 m2 de la salle d’exposition temporaire du MAC/VALavec une installation intitulée « Le grand sommeil ». On y accède par un rideau opaque qui fait office de passage dans cet univers nocturne. Un plan d’une quarantaine de lits de dortoir renversés et inclinés est suspendu au dessus de nos têtes, dessinant une nouvelle architecture du lieu. Ces mêmes lits sont munis de boules sur les barreaux, à l’image des bouliers chinois. L’ensemble déchirant l’obscurité dans une blancheur spectrale due à la lumière noire. Une mélodie asiatique vaporeuse accompagne notre voyage. Nous baissons le regard au sol. S’y trouve de grands vases de plexiglas contenant les mêmes boules chinoises que sur les lits. C’est lorsqu’on se déplace au sein du dispositif que nos perceptions trahissent nos repères : le reflet des lits retournés dans le plexiglas concave des vases bouleverse la perspective de l’installation par une symétrie horizontale, confondant intérieur et extérieur. Une navigation spatio-temporelle.
Aurélien Bidaud. : Comment avez-vous conçu cette pièce qu’est « Le grand sommeil » pour le MAC/VAL «
De quelle manière investissez-vous l’espace »
Claude Lévêque : Je ne l’ai pas réellement conçue in situ, même si je l’ai fait pour d’autres œuvres dans des lieux ayant une histoire, une mémoire. J’ai dû être très précis dans l’adaptation et la dimension des éléments de l’œuvre pour créer une harmonie avec ce lieu, qui est particulièrement vaste, et a été exacerbé à l’infini par la lumière noire. En amont, il y a donc un travail de simulation technique développé par Pascal Mazoyer, un ami architecte très à l’aise avec la 3D, qui a re-crée l’espace numériquement. Ainsi, nous avons pu déplacer les éléments qui composent l’installation et tester dynamiquement les interactions.
A.B. : « Le grand sommeil » nous plonge dans un univers onirique où nos perceptions ne sont plus uniquement des récepteurs, mais « émettent », créent de nouveaux rapports. Elles nous projettent nous et nos désirs. Est-ce là la condition sine qua none de vos installations « Transformer le spectateur passif en explorateur de ses sens »
C.L. : Oui, tout est en œuvre pour que d’une manière ou d’une autre le spectateur « émette » – dire qu’il rayonne serait plus approprié. Et même si parfois certaines interventions paraissent plus agressives, violentes, ou contraignantes à l’égard du visiteur, c’est pour aller dans ce sens, vers cette « transformation d’état ».
A.B. : Ainsi vous provoquez le visiteur. Il ne s’agit pas de le conquérir, de faire en sorte qu’il aime ou qu’il n’aime pas, mais bien de combattre une indifférence. Quelle relation entretenez-vous entre cette résistance contre l’indifférence et votre processus créateur « Vos messages sont-ils politiques »
C.L. : Il y a en effet un réseau de messages engagés. Mais je ne suis ni moralisateur, ni donneur de leçons. Je préfère la poétique à la politique qui s’auto proclame « toujours correcte », j’ai horreur du politiquement correct qui représente pour moi le paroxysme de la démagogie et du cynisme Au risque de paraître désuet ou ringard, je préfère proposer un regard, un langage, des outils et des visions sortant d’une certaine « grille de lecture ».
A.B. : Si « Le grand sommeil » réveil finalement l’imaginaire et la créativité du visiteur, ne peut-on pas y voir une critique de nos vies quotidiennes diurnes ?
C.L. : Nous vivons tous je pense cette aliénation au quotidien presque comme une fatalité, cette rationalité très dure, cette condition humaine qui compte tout, le temps qui va, le temps qui vient, le temps qui reste … Ce sont des registres que je pense avoir abordés au travers de mes installations, et bien souvent mes choix de matériaux ou de dispositifs présentent une raideur en écho à ce monde de dressage, j’essaie d’y dégager une tension, ou un humour permettant une distanciation.
A.B. : Ce fameux temps n’est pas en reste dans « Le grand sommeil ». Une musique chimérique vient faire écho à l’occupation. Cette mélodie asiatique s’inscrit dans une rythmicité troublante où l’on retrouve dans les silences la même tension que dans le vide spatial évoqué par l’œuvre.
Sur quels principes, et quelles méthodes s’est déroulé votre collaboration sonore avec Gerome Nox ?
C.L. : C’est un artiste très talentueux qui développe des champs de composition très vastes, un registre élaboré, et un vocabulaire proche du mien. Nous nous connaissons bien, chose qui facilite les rapports et les exigences. Pour ce qui est de la méthode, je lui soumets simplement mon projet, qu’il s’en imprègne, puis nous décidons ensuite si nous allons sampler un morceau préexistant ou composer entièrement la bande sonore. Nous tentons ensuite d’anticiper la répercussion du son dans l’espace en relation avec les éléments, car l’architecture du lieu redéfinie naturellement la teneur du son. Cette mélodie fonctionne comme un jingle rassemblant les lieux communs propre aux restaurants asiatiques, qui nous hypnotisent par leurs interminables répétitions homogène. Cela permet une sorte de son tournant, volatile, à l’image du dispositif. Nous l’avons énormément modifiée pour la rendre ambulante et plus fluide dans le champ.