Une parole toujours vive

Quel sens cela a-t-il de publier aujourd’hui les traces d’une parole dont le grain de la voix, la tension permanente provoquée par l’adresse aux participants et l’intensité de l’élaboration vivace in praesentia sont effacés, sinon oubliés ? Le phénomène de « perte de l’aura » est particulièrement manifeste à la lecture des textes de ces cours qui n’étaient jamais rédigés à l’avance ; et l’on pourrait d’ailleurs dire la même chose des Séminaires de Lacan. Certes, l’ensemble des cours de Deleuze sur la peinture était déjà disponible sur le Web, mais leur écoute devait se poursuivre au fil de leur déroulement temporel alors que les rassembler dans un livre permet sans doute mieux de faire des pauses propices à la réflexion pour les entendre vraiment.

La publication des cours de Gilles Deleuze sur la peinture chez Minuit avec une présentation universitaire de David Lapoujade se contente de leur ajouter un méticuleux appareil de notes sans révéler l’atmosphère si particulière de l’époque ni rendre compte aussi bien des multiples références que des oublis révélateurs de Gilles Deleuze qui, avant d’être un regardeur de la peinture, était un lecteur chevronné et un passeur : il part des écrits de peintres, très nombreux, qu’il lit à voix haute et commente (Cézanne, Paul Klee et sa Théorie de l’art moderne, etc…), il dialogue avec les livres des philosophes qui l’interpellent, comme le Lyotard de Discours/Figure à qui il emprunte la distinction figural/figuration, et surtout le trop méconnu Henri Maldiney auquel il rend souvent hommage, il se sert des écrits des historiens d’art, des théoriciens critiques comme Aloïs Riegl ou Worringer, voire de sémiologues alors en vogue comme avec la notion de diagramme.

L’intérêt de cette publication est surtout de compléter en l’élargissant le livre remarquable et remarqué sur la peinture que fut en 1981 Logique de la Sensation sur Francis Bacon : il faut savoir cependant que cet ouvrage, contemporain de ses cours sur la peinture, résultait d’une commande faite à Gilles Deleuze par Joachim Vital, le directeur des éditions de la Différence. Deleuze avait travaillé à ce livre en même temps qu’il faisait ses cours à Vincennes à partir des reproductions photographiques des tableaux sans jamais rencontrer Francis Bacon, fidèle à sa règle de refuser tout dialogue ou toute discussion. Et lors du dîner organisé par l’éditeur pour célébrer la sortie du livre, ils ne se sont pas dit un seul mot.

Une autre règle impérative que Deleuze précise d’emblée à ses auditeurs est de ne jamais leur montrer des reproductions des peintures dont il parle. Est-ce par ce que la reproduction photographique ferait perdre la présence réelle d’un tableau, sa texture, son format, ou modifierait ses couleurs ? Cela est particulièrement vrai de Turner, de Van Gogh ou encore d’autres de ses peintres de prédilection, Gauguin, De Staël, Pollock, et bien entendu de Francis Bacon. Mais la raison véritable de cet interdit, c’est que la vision d’une peinture nous priverait de l’accès à la parole : à quoi bon parler quand le regard suffirait à saisir ce qui est en jeu ?

Travail de mémoire

Plutôt que de montrer quelque chose qui serait de l’ordre de la peinture, la parole, le discours du philosophe est une médiation qui en module la possibilité et qui réfléchit à sa spécificité propre. Deleuze préfère travailler sur la mémoire et d’abord sur la sienne : sans se mettre à « vérifier » de visu à chaque moment les étapes de sa perception, il revient sur une sensation, sur ce qui reste d’une perception passée – et peu importe, sans doute, que les tableaux aient été vus dans des musées, des expositions – ou dans le musée imaginaire des publications d’histoire de l’art.

C’est une mémoire de la peinture qui n’est pas une culture générale : cette mémoire individuelle, que Deleuze supposerait commune, n’est qu’un présupposé non factuel – ses cours sur la peinture ne sont d’ailleurs qu’une invitation à aller y voir par soi-même. Il dit, par exemple, « quand vous serez rentrés chez vous, prenez une Vénus du Titien et une Vénus de Vélasquez. Le volume du corps n’est pas du tout rendu de la même manière. »
On frémit à l’idée de ce que deviendrait aujourd’hui un tel enseignement : désobéissant aussitôt à l’injonction, les auditeurs se plongeraient dans leurs smartphones pour « voir » ou avoir l’aperçu de ce dont on leur cause.

Ce que la peinture apporte à la philosophie

Ce qui intéresse d’emblée Deleuze n’est pas la peinture déjà faite, c’est l’acte de peindre plus que son résultat : « Le pire est que dès qu’un peintre a trouvé un truc, ça devient un cliché à toute vitesse. » Peindre est un acte qui rejette tous les clichés – la toile n’est pas un espace vide mais un lieu rempli, un trop plein où se bousculent des clichés auxquels il faut se soustraire – ce qui n’est sans doute pas possible pour l’écriture car elle reste liée à une langue, à ses expressions usuelles.

Est-ce que les peintres peuvent nous apporter des concepts ? Lesquels ?
Deleuze énumère ceux qu’ils lui ont permis de découvrir : le chaos (selon Klee), la catastrophe (selon Bacon) et le concept d’œuf ou de germe, celui de la cosmogenèse. Et bien sûr celui de couleur – si la couleur peut être un concept. La peinture n’est pas un domaine muséal et accompli, elle est à saisir comme acte. « L’acte de peindre renvoie nécessairement à une condition pré-picturale ». Cette condition de possibilité n’a rien d’un a priori car les concepts nécessaires aux peintres dans leur pratique, en amont de leur création, ne peuvent pas être séparés d’un brouillage de la perception ordinaire qui les rend quasi aveugles – le peintre se retrouve avec « les yeux tout rouges qui ne voient plus rien ». Il cherche à surmonter la grisaille en remontant vers la couleur. Il privilégie la couleur à la forme, à la ligne. Le travail du peintre n’est pas de créer des formes, aime à répéter Deleuze, mais d’inventer des forces : la déformation comme concept pictural, c’est la forme en tant que s’exerce sur elle une force.

L’aspect brouillon de ce work in progress, les (trop) nombreuses interventions que Deleuze écoute sérieusement avant, le plus souvent, de les écarter pour poursuivre son chemin, ferait sans doute préférer la lecture de ses grands livres comme Différence et répétition ou Logique du sens. Cependant, comme il le rappelle en reprenant l’étymologie du mot philosophe, la philosophie est depuis Socrate une discipline orale : celle d’amateurs, ce qui nous remet en état d’enfance, de non-sachant. Ce parcours secoué de cahots et souvent interrompu, qui n’a rien de magistral, est à l’image de ce que la philosophie a de meilleur : nous apprendre à penser.