Une singulière initiative mémorielle pour le génocide au Rwanda

En 1994 plus d’un million de Tutsis ont été systématiquement tués au Rwanda, en l’espace de 100 jours seulement. Le peuple rwandais comme le déclarait le Secrétaire général des Nations Unies, M. António Guterres « a réussi à renaître de ses cendres » Et ce grâce à de nombreuses initiatives pour en célébrer les tragiques évènements. « L’atelier de la mémoire » co-dirigé par Pierre Bayard et Soko Phay a réuni les interventions de théoricien.nes qui ont accompagné ces rencontres où de jeunes auteurs ont été incités à écrire des textes de fiction.

La lecture de ce livre important peut être l’occasion de rappeler des oeuvres qui ont contribué à redonner vie à ces évènements. Au niveau institutionnel on peut rappeler la sculpture de Jean-Baptiste Sebukangaga installée au monument du génocide à l’aéroport de Kanombe, à Kigali ou l’installation de Bruce Clark Les hommes debout dans le Jardin de la mémoire de Nyanza-Kicukiro. L’artiste vient d’exposer au Musée de la Résistance et des Droits humains d’Esche sur Alzette au Luxembourg. On peut évoquer aussi les oeuvres de trois artistes rwandais, Hope Azeda, Odile Gakire Katese et Dorcy Rugamba ou celles du peintre et sculpteur ghanéen Kofi Setordji.

Les auteurs ont souhaité aller plus loin en n’étudiant pas seulement des œuvres existantes, mais en demandant à de jeunes écrivain.es – lors d’ateliers dirigés par Olivia Rosenthal et Dorcy Rugamba – d’en créer de nouvelles à partir des archives du Centre IRIBA de Kigali. Comme des historiens l’ont rappelé le génocide au Rwanda avait commencé « sans arme à feu, machette ou autre arme physique » mais par des mots et des discours de haine déshumanisant « désignant les Tutsis comme des Inyenzi, des cancrelats, des insectes, qu’il fallait donc exterminer ». Le recours à la création écrite prend son sens pour remplacer ces discours de haine par une création littéraire .

Le présupposé de ce travail repose sur la notion de postmémoire, à la manière dont les traumatismes liés aux meurtres de masse se trans­mettent d’une génération à l’autre, suscitant des troubles psychiques chez ceux qui ne les ont pas connus. Ce concept a été élaboré par Marianne Hirsch professeure à l’université Colombia et invitée dans l’Atelier qui développe ses pratiques esthétiques grâce à de petits actes de mémoire informels affirmant : « Les récits de notre propre vie déplacés ou même évacués par ceux de nos ancêtres ».

Pour appuyer sa démonstration Marianne Hirsch évoque à la fois d’autres philosophes comme Diana Taylor théoricienne de la performance qui élargit l’archive au « répertoire de mémoire corporelle constitué de gestes, de mouvements de danses, de chansons, d’oralité » mais aussi des artistes comme Silvina Der-Meguerditchian. Argentine vivant à Berlin, héritière de rescapés du génocide arménien elle a d’abord créé une série de Tapis faits collages brodés au crochet avec insertion de photos d’archive, de timbres , de cartes et papiers d’identité. Pour son installation Treasures elle a repris un cahier de recettes de son arrière grand mère en présence d’ingrédients susceptibles de les recréer. Cette post-mémoire pouvant affecter d’autres situations le travail d’Alketa Xhafa-Mripa évoque au Kososvo les viols commis pendant les guerres et meurtres de masse grâce à 5000 robes et jupes de survivantes suspendues sur des cordes à linge dans le stade de Pristina, installation reprise dans d’autres contextes ensuite.

Véronica Estay Stange montre les effets de la post mémoire à travers des oeuvres d’Amérique latine comme Archéologie de l’absence ( 2000) de Lucila Quieto ou Photos à toi d’Inès Ulanovski qui incarnent la filiation par une superposition d’images des disparus celles de leurs descendants pour lutter contre l’insupportable et l’irreprésentable d’une absence.

En préambule historique Clotilde Roullier évoque les relations France Rwanda à travers les différents présidents depuis De Gaulle.Deux femmes Anne Aghion cinéaste réalisatrice d’un film sur les tribunaux Gacaca et Assumpta Mugiraneza photographe ont contribué à la création d’un centre d’archives audiovisuelle IRIBA à Kigali qui sert de base pratique à l’Atelier. Il a aussi favorisé des créations d’autres arts comme le spectacle musical Moka In-dependence. Romancière et performeuse Olivia Rosenthal et le metteur en scène rwandais Dore Rugamba racontent leur montage vidéo Retour de Kigali. Dans son intervention Olivia Rosenthal montre comment écrire de la fiction à partir des évènements et des documents et de la relecture de textes de philosophes comme Georges Didi-Huberman notamment dans Ecorces ou Marcel Cohen et ses essais Faits I et II qui démontrent comment l’héritage d’objets a permis d’accéder à l’archive puis à l’écriture. Soko Phai qui a initié le même type de construction mémorielle au Cambodge propose pour le Rwanda sa notion de paysages – écrans . Ce qui répond aussi aux hotographies de Ken Daimaru sur le paysage en effacement de l’histoire.

Le deuxième chapitre est consacré à La création comme archive. Les évènements ont parfois affleuré à la conscience par un cliché en Une comme le rapporte Désiré Bigirimana qui dans La photo revient sur le choc de cette révélation. Le même support permet à David Lopez dans Eponge de narrer la découverte de portraits de sa mère à différents âges mais aussi de retrouver l’image de sa soeur disparue violemment. Plusieurs textes prennent la forme de lettres, deux d’entre elles sont logiquement adressées au père , c’est le cas de Jean de la Croix Hakizimana dans Gakumba ou de Jean Paul Kayumba Cyitatire actif dans une ONG qui fait le récit de sa survie après la mort de son père dans Si tu avais combien. Aimée Ishimwe profite de sa Lettre à Virginie pour évoquer la disparition d’une jeune femme de 24 ans pendant le génocide.

De tels évènements perturbent la reconnaissance de soi Cécile Umotoni née au Burundi en témoigne dans Mon manque d’identité qui malgré une bonne pratique du rwandais évoque le mal qu’elle a eu à se faire adopter. Deux écrivains font référence à la chanson comme vecteur : Elise Rida Musomandera affirme Je ne chante plus car tout lui rappelle le génocide mais Natacha Muziramakenga se veut plus positive avec La chanson reste car même si elle suscite trop de souvenirs douloureux elle lutte contre « le silence des morts ». James Rwasa affirme positivement lui aussi La vie suit son cours. Elitza Gueorguieva active elle aussi dans une ONG dans son texte Vitosha/Sabyinyo énumère les conditions techniques des créations. Des récits surgissent des images de paysage le texte se clôt sur un découpage en plans pour un film futur.

Les conclusions de tous ces précieux échanges théoriques et littéraires sont tirées dans un long dialogue Retour de Kigali par Olivia Rosenthal et Dorcy Rugamba qui reviennent sur les différents épisodes, leurs attendus et les avancées au service d’une mémoire citoyenne.