Baroque, pop et savante à la fois, I did it my Way, l’exposition d’Hélène Delprat à La Maison rouge semble défier toute tentative de récit linéaire ou de classification. Lorsqu’ elle parle de son travail, l’artiste utilise d’ailleurs volontiers le terme de « fatras » ; pourtant, si l’ amoncellement de références cinématographiques, littéraires et plastiques, peut sembler, à première vue, déroutant, il relève in fine bien plus du Palais de mémoire que d’un chaos livré au pur hasard ; car ce qui se manifeste ici, dans le foisonnement méticuleusement déréglé d’images, de mots et de sons, ce n’est pas une absence négative de sens, mais une (d)éclosion de celui-ci, le film conceptuel de son mouvement simultané de décloisonnement et de floraison.
La division sémiotique et son bourgeonnement se transcrivent, en première lieu, par la figure du double, qui hante subliminalement la scénographie de l’ensemble ; et ce, dès l’entrée de l’exposition, où une installation frappe, avec la force d’un manifeste esthétique : isolée, comme sur une scène de théâtre (mais ce pourrait être tout aussi bien n’importe quel intérieur anonyme), une sculpture hyper-réaliste représentant l’artiste elle-même fait face à une caméra, à la façon d’un autoportrait mortuaire en trois dimensions, momie par excellence (1), qui prolongerait dans un arrêt de mort vertigineux, le mouvement de sa propre pétrification. Cette effigie glacée et glaçante évoque une forme d’instantané photographique, qui, pris au jeu d’une indicialité devenue folle, se serait fait adéquat en tout point à son référent, surnuméraire d’une dimension, pour mieux se re-garder mourir infiniment dans l’oeil aveugle et voyant de la caméra.
Cette première installation surprenante pourrait faire office d’articulation entre plusieurs périodes distinctes du travail d’Hélène Delprat, qui, si elle tracent les lignes de deux embranchements, se retrouvent pourtant dans un même noeud conceptuel : ce que je nommerai « l’effet d’autre », dont l’inquiétante étrangeté, l’altération, la question du genre et la métamorphose formeraient les varia-tions presque « musicales ». L’utopie politique n’est pas loin, elle non plus, dans ce rêve (sous) acide, qui, en réinventant la vie, insuffle le feu iconoclaste et vivant des Enfers dans le déjà-mort de l’identité sociale, de la banalité marchande, ainsi que du prêt à voir officiel d’une certaine pompe muséale. Car c’est bien lorsque toutes les idoles se brisent que les signes retrouvent une fraîcheur que la valeur d’usage ou l’iconolâtrie leur avaient dérobé . Par la seconde mort, la seconde pétrification, s’ouvrent paradoxalement l’autre vie et l’autre mouvement, cette marche immobile, où le pas (s’a)ffranchit pourtant (de) tout espace, comparable, dans l’ordre du temps, à l’éternité, qui elle aussi transcende et déclôt toute temporalité.
Sur-mourir pour sur-vivre : comme si l’indice, ivre de son pouvoir de sceller un pacte ontologique avec le visible, était devenu lui-même sur-signe, prenant en charge une forme alternative de réali-té augmentée, qui contaminerait à son tour, comme un retrovirus, d’autres images, celles des hommes à tête d’oiseau de Judex par exemple. Devenus par la grâce de l’Hadès, à la fois Minos, Rhadamante et Anubis, les créatures-(i)mages de Franju semblent investis d’un pouvoir mysté-rieux, d’une capacité à attirer à elles les âmes, à leur faire traverser l’autre rive ou, par un curieux retour étymologique, à les juger : rendant alors hommage, ou justice, à l’un des grands maître en sortilèges de notre post-modernité, ils regardent sur un écran de télévision la video qu’Andréa Di Castro tourna dans les années 90, au ranch de Burroughs à Lawrence, et où l’on voit l’icône de la beat generation tirer sur Shakespeare(2) .
La nékuia (3) peut alors commencer : et il faut imaginer Helène Delprat, non seulement en Alice, mais aussi en Ulysse, qui, parce qu’elle est passée de l’autre côté du miroir, au-delà du piège de son image reflétée, a atteint la profondeur de l’espace en-dessous, les rivages du monde inversé.
Dans l’autre océan des images, elle a abandonné son nom : comme Ulysse, elle est devenue personne, c’est-à-dire tous, trompant par ce stratagème les cyclopes du sens, ceux qui veulent assi-gner un nom, une fonction, un lieu à chaque chose. Ici tout est (au moins) double, l’origine elle-même a toujours-déjà (eu) lieu plus d’une fois, et les corps sont les organismes traversés par le miracle de cette singularité qui fait que chaque existence est à la fois unique et ouverte, qu’elle n’est qu’ouverture : deux yeux, deux visions, deux sexes, deux vies et deux morts, un négatif et un positif ; le fantôme de Tirésias flotte sur ces images, celui d’Homère aussi, et indirectement, par un jeu presque de retrotranscriptase, celui également de Joyce, dont les épiphanies ouvrent elles-aussi dans la trivialité les portes de mythologies à la fois très anciennes et non écrites.
Aussi cette exposition se donne-t-elle à lire comme une hyper-structure, aux entrées multiples, différentes sans doute pour chaque visiteur : peut-être aussi parce les arts de mémoire, qui per-mettent « de ne pas prendre le thé avec vous », y dialoguent avec la contemporanéité de l’installation, et que des films délicatement poétiques, où il est question de « mettre au jour le grand secret de la tombe » entrent en résonance avec cette phrase de Marcel Duchamp, non loin : « le goût est le grand ennemi de l’art ». Et en effet, au somptueux Festin nu et cru d’Hélène Delprat, le bon ton mondain n’est pas de mise : toutes les sensations et toutes les images s’y exacerbent, jusqu’au cannibalisme. Comme s’ il s’agissait au fond de jouir sans limite, jusque dans la dépense absolue de soi. Ingérés, digérés, les ADN se métamorphosent, le repas est sadien peut-être, souverain sans doute. Il y a non seulement un devenir-animal qui hante les mises en scène d’Hélène Delprat, mais aussi un devenir-anomal, une sortie radicale hors de soi et hors de toute norme : on pense alors à une autre des mythologies de l’artiste, l’Ane d’Or d’Apulée, récit initia-tique, évoquant les Mystères antiques, où il est aussi question de transformation, de passage au-delà et de traversée des apparences ; couronnée des oreilles de l’âne mystique, la reine de ce royaume de mémoire se métamorphose d’ailleurs elle-même en un être hybride, composé de chair, de mots et d’images. Car si la chair est faite de cellules, les images sont elles aussi des organismes vivants, des formes-souches, dont chaque incarnation est la trace indicielle de l’apoptose qui les fit devenir autres.
Hélène Delprat, en bonne croque-mythème, sait que tout peut toujours à nouveau faire récit, qu’il n’y a pas d’unité du sens, que le temps et l’espace ne sont pas non plus en soi réels ; la perspective classique, la convergence focale, la géométrisation du monde ne sont que des leurres, les outils de contrôle d’un signifiant-Maître toujours-déjà fissuré de l’intérieur : et il n’est pas au fond surprenant que dans les modèles non iconiques, la psyché, l’indicialité plastique (Duchamp étant ici le grand intiateur) et le « photographique » (4) soient si intimement corrélés. Lorsque Duchamp appela sa célèbre sculpture Fontaine, il s’agissait au fond de créer une nouvelle pensée pour l’objet, plus que de modifier formellement l’objet lui-même ; en ce sens, les manipulations ver-bales, dont Hélène Delprat se délecte elle aussi, se situent au même niveau que les manipulations physiques et spatiales : elles définissent toutes un espace de co-figuralité, où les relations sé-mantiques, les liaisons locales et temporelles ne cessent de se renvoyer les unes aux autres, de même que la « fontaine », en évoquant matériellement le spectre de l’urineur, convoquait aussi mentalement l’action de boire l’eau pure.
(1) On pense ici à ce qu’André Bazin écrivait dans « Ontologie de l’image photographique » : « (…) Le cinéma apparaît comme l’achèvement de l’objectivité photographique. Le film (…) délivre l’art baroque de sa catalepsie convulsive. Pour la première fois, l’image des choses est aussi celle de leur durée et comme la momie du changement » ( in Qu’est-ce que le cinéma ?, édi-tions du Cerf, Paris, 2011 p.14)
(2) Andrea Di Castro, William Burroughs shooting session, Lawrence, Kansas, 1995
(3) Dans la mythologie grecque, la Nekuia désigne un rituel sacrificiel destiné à invoquer les morts C’est aussi le titre du chant XI de l’Odyssée d’Homère, relatant l’invocation du devin défunt Ti-résias par Ulysse.
(4) Rosalind Krauss, Le Photographique, pour une théorie des écarts, Macula, Paris 1990
(5) Les artistes de la mémoire construisaient leurs loci à l’aide d’imagines agentes, ou « images frappantes », qui, pour stimuler la mémoire, devaient être excessives, inusuelles ( c’est-à-dire « basses, infâmes, ridicules » ou au contraire « grandioses et incroyables », Rhétorique à Er-renius, III, xxii, 35 )
(6) A ce propos, voir les analyses de Rosalind Krauss dans Marcel Duchamp ou le champ imaginaire in Le Photographique, op. cit. pp.71-87)