Utopies à Chaumont-sur-Loire   

Miguel Barcelo dans sa « grotte Chaumont », photographie d’Olivier de Champris            

À côté des activités et évènements sportifs, pour leurs loisirs, nos contemporains manifestent un actif retour aux éléments naturels, à la nature sous toutes ses formes, jusques et y compris une préoccupation quant à sa protection et sa survie même. Focalisé sur ce sujet, l’époustouflant Domaine de Chaumont-sur-Loire ne cesse de nous séduire et de nous surprendre. En mobilisant les champions qui d’année en année, s’affirment comme les figures majeures de la scène internationale.  

Miguel Barcelo

Miguel Barcelo

Avec ces beaux jours, même s’il pleut lors de l’inauguration, le parc nous tend ses allées le long des parterres fleuris qui nous guident vers une première surprise : la grotte de Miguel Barcelo. Cette pièce de terre cuite monumentale provenant directement de l’atelier majorquin de l’artiste pèse 5 tonnes sans le socle. Commande spéciale de la région Centre-Val de Loire, cette grotte monumentale dite « Grotte Chaumont », a nécessité la construction d’un four hors norme. L’artiste franco-espagnol, catalan, qui s’est acquis une solide réputation dans l’interstice peinture-sculpture, croisant les deux pratiques : ici on retrouve la terre cuite traitée en cavité buccale monumentale, érigeant le Domaine de Chaumont en parc d’attractions « globalisé » autant ludique que culturel où les enfants et les familles se livreront au jeu des devinettes : combien de figures animales, combien de mains négatives ? Crânes, méduse, calamar, gravure de tête de cheval, « comme un palimpseste » dit l’artiste, une tête de bélier avec des cornes, le tout c’est une grande gueule », un point de fuite, fait avec un mélange d’argiles qui ne rétrécit ni au froid ni au chaud, avec une armature, un défi technique, « je sais ce que je fais mais je ne sais pas pourquoi, pour moi c’est plus une question qu’une réponse ; il n’y a pas de message ». Mais référence il y a : celle de la grotte Chauvet, dont Barcelo s’est inspiré. Il en reprend les éléments graphiques, en particulier les mains : l’artiste d’il y a 36 000 ans s’appuyait de sa main gauche pour peindre : on sait ainsi qu’il mesurait entre 1m60 et 1m65 et avait le petit doigt gauche atrophié. Et l’artiste de nous montrer son propre auriculaire gauche, blessé lors d’une chute ! Il regrette juste de n’avoir pas pu faire la langue plus longue… comme si celle-ci ne souhaitait pas en dire plus ! Inutile de chercher une surinterprétation symbolique… Pour l’artiste ce que nous en dirons est aussi important que ce qu’il en dit. Inutile de faire appel à la psychogénéalogie pour analyser une œuvre-miroir dont tout le mérite tient dans le rappel de l’invariant central de l’art par-delà les mots et les formes : l’insondable mystère de la création. Vertige garanti ! 

Damien Cabanes

Damien Cabanes a été élève d’Olivier Debré à l’École des Beaux-arts de Paris. De ses cours, il retient, avant tout, l’acquisition d’un œil de peintre. Le maître des bords de Loire encourageait ses nombreux élèves, ajoute-t-il, « à se laisser aller à ce que l’on ressentait au fond de soi-même, à beaucoup travailler dans la nature comme il faisait lui-même, ce qu’il nommait “la sincérité devant la nature”. Damien Cabanes a été l’un des rares, de son propre aveu, à laisser un nom, preuve qu’il excelle à la fois dans la rigueur de son art et dans son professionnalisme. Il a été invité à venir en résidence à Chaumont pour travailler sur le motif : d’une manière particulière, il a déroulé de grands papiers à même sur l’herbe le long de parterres de fleurs et les traités à la gouache, à genoux, sur des dizaines de mètres. Le spectateur se retrouve immergé dans les lacis d’une nature invasive où dominent des verts émeraude et oxyde de chrome, à peine couronnés de ciels azur de si faible hauteur, tant l’artiste amplifie la simplification qui lui est si chère, simplification tout héritée de son maître, accentuée de quelques fleurs aux accents rouges ou carminés qui flottent telles des nymphes de papier aux marges prestement digitalisées en d’authentiques traces valant empreinte et signature. Ce qui, tâches à part, souligne l’accent mis à Chaumont sur la préservation écologique d’une biodiversité cruellement menacée, accent manifesté avec maestria par Chantal Colleu-Dumond, Directrice du Domaine et commissaire de la Saison d’art. Celle-ci s’inscrit dans le cadre du Festival international des jardins, intitulé “Jardin Source de vie”, ouvert jusqu’au 3 novembre 2024.   

Vincent Bioulès

“Une peinture bien Française, le classicisme, sans excès, climat tempéré dans le bon sens du terme, je pense tout de suite à Poussin”, me dit Damien Cabanes devant les toiles de Bioulès. Vincent Bioulès s’est fait connaître comme l’un des fondateurs du mouvement Support-Surface en 1969 : il en a même créé le nom. Mais, il s’en est séparé dès 1972, heurté par une camaraderie peu amène. À Chaumont, il montre une rétrospective de ses peintures de paysage émanent de musées et de collectionneurs : où l’on voit que sa facture caractéristique ne l’a pas toujours été, fruit de tâtonnements entre tentation néo-impressionniste et touche d’une radicalité subtile et variable. Ce qui marque ce peintre de la discordance douce – il y a du Bonnard dans son art – c’est certainement sa tentative permanente de traiter avec naturalisme des sujets de nature, d’arbres et de mer en des nuances essentiellement irréelles a priori. Leur franchise allègrement franchit le spectre le plus courant pour atteindre l’acide, au risque d’harmonies chromatiques hors normes que je nommerai “métasolaires”, c’est-à-dire hors du champ chromatique diurne. Les nuages minéralisés aux formes géométrisées à l’envi, de couleurs au clair de lune aussi violentées que violacées, entre cernes et aplats, vitraux et végétaux devenus cristaux d’émeraude, de jade et de péridot, font un Bioulès plus proche des peintres des boucles du Rhin que de ceux des Bouches du Rhône, dont il est. Comme d’autres grands paysagistes, et d’autres grands peintres, avant lui, il a peint très souvent le même sujet. “On peut considérer souvent ces tableaux comme des variations sur un thème, dit-il, mais dans la musique il y a un thème et des variations, par contre dans la peinture il n’y a que des variations, et donc la variation future voudrait toujours être le thème”. Saluons sans ambages son Tobie et l’Ange II à la nuée mordorée et la série Dimanche de Laetare où les rosés des ciels exhalent d’exaltants relents de paradis vibrants. “La seule chose qui nous appartient pour de bon ce sont nos souvenirs”, dit-il encore, à propos de cette trilogie peinte en pensant à un certain soir pendant ses études. La douce audace de Bioulès, tout en sourires et distinction presque classique, court jusqu’aux titres de ses œuvres. Elle mérite une reconnaissance qui, accompagnée d’un livre édité spécialement pour la circonstance, en vue d’une parfaite consécration, trouve à Chaumont son accomplissement.  

Pascal Oudet

Avec Pascal Oudet, ingénieur centralien de formation, devenu tourneur sur bois, lauréat du Prix Liliane Bettencourt pour l’intelligence de la main 2023, l’art n’a peut-être jamais été si inscrit dans la nature : il sublime la matière du bois et sculpte de la dentelle dans les chênes. Il sculpte la nature et cependant ne fait que révéler sa propre œuvre cachée en elle-même, car si Michel-Ange et Rodin ne font que dévoiler les déesses qui sont dans le marbre Oudet nous ouvre les yeux sur les dentelles qui sont dans le chêne. Étant donné l’être, dirons-nous, tout leur génie, talent à tout le moins, consiste, ou plutôt a consisté, au préalable, à savoir que déesses et dentelles sont là (Da sein). Sélectionnées, ni trop vertes ni trop sèches, ses grumes, font délicatement l’objet, par enlèvement de matière, de tronçonnements et d’effeuillements en fines lamelles, selon des variations d’une délicatesse de pure poésie. Illustration très concrète du réchauffement climatique : les cernes de l’arbre révèlent combien leur croissance ralentit à mesure que l’intensité des sècheresses augmente. Au croisement de l’art, des techniques traditionnelles, de la climatologie et mêmes des sciences du bois, Oudet s’est ciselé un chemin personnel et exemplaire afin, comme l’exprime le titre de la pièce exposée à Chaumont » de « laisser entrer le soleil » au cœur même des arbres. Pour notre plus grande édification, celle d’êtres de relation. Tant il est vrai, comme dit Henry Bordeaux, que « L’arbre, comme l’homme, s’affine en société ». 

Olga Kisseleva 

Changement complet de paradigme, où l’écologie artistique passe du poétique au politique, dans le travail d’Olga Kisseleva : où l’art investit non plus la matière-bois mais le vivant-arbre. Dans le cadre de son projet EDEN : Ethics and Durability for an Ecology of Nature l’artiste présente le bioart. Fruit d’une collaboration avec les scientifiques d’Orange notamment, la « conversation » entre deux cèdres distants de 10 000 km l’un de l’autre, entre Chaumont et Tokyo : la transmission se fait par capteurs, tomographes avec effet acoustique, etc., via internet selon divers modes d’expression. La conversation – circulation de la sève – ainsi enregistrée nous indique que, selon les mots mêmes de l’artiste, « les arbres sont des deux côtés à la limite de leur capacité de résilience, à cause du changement climatique, du printemps qui commence en automne, de l’hiver qui commence en été », enregistré en français et japonais, transcrit en langage médiéval runique, sur métaux précieux, cobalt, néodyme. Ils sont représentés ici par des rectangles de métal accrochés en hauteur sur le tronc dudit cèdre. Ici le consensus se fait plus incertain et l’art se risque à une nouvelle aventure de l’esprit : le biomimétisme dans lequel l’humain cherche quelque vérité d’un nouveau type. Notre curiosité se fait tout ouverte, toute verte dans toutes les nuances de vert et de terre verte. On en a le tournis !

Gloria Friedmann

Gloria Friedmann

« On appartient à la terre, et la terre ne nous appartient pas ». Gloria Friedmann introduit la présentation de son « Locataire ». La tortue avance, à son rythme, lent. Elle porte un globe, qui tient par le plus grand hasard… surtout que juché sur celui-ci se trouve assis un homme, en équilibre plus qu’instable !… qui, pour sa part, regarde vers l’arrière. Le tout est en terre, crue, lourde, énorme. L’évidence est là : Gloria Friedmann fonde sa pratique sur l’observation. Une pratique en partage avec Buffon, qu’elle interpelle volontiers, comme en 2019, au musée de Montbard. « Votre 18e siècle n’a jamais entendu ces mots ; écologie, biotope, anthropocène, gaz à effet de serre, etc. Pour vous tout progrès était positif. Mon 21e siècle sait que chaque avancée se paie de reculs terrifiants, que chaque conquête est aussi un terrain perdu. La sauvegarde et le respect des créatures et de notre écosystème nous motivent autant que les nouvelles technologies, croyez-moi, l’humanisme contemporain n’est que l’expression d’une volonté de domination au sein des espèces variées, que vous avez si bien étudiées. L’homme, ce locataire de la planète Terre est en même temps un être à domicile fixe. Pour l’instant, nous, les Terriens, sommes incapables de prendre des résolutions qui assurent un futur à notre espace vital, avec en point de mire le risque de détruire la planète grâce à laquelle nous existons ». À travers chacune de ses « natures mortes », depuis le début des années 1990, Gloria Friedmann se pose la question du vivant et de la place de l’humanité. Dans ce monde qu’elle qualifie d’« Absurdistan », elle cite volontiers René Char : « La vie aime la conscience qu’on a d’elle ».

Une telle aspiration vers une plus grande harmonie de l’humain avec la nature et avec lui-même s’exprime à travers cette radicalité qui rapproche les artistes dans un voisinage fort inspiré et élaboré.

Anne et Patrick Poirier

Anne et Patrick Poirier

Anne et Patrick Poirier, couple mythique de la scène française, continuent de défier les certitudes qui fondent l’histoire. C’est dans l’intelligence de la mobilité et de la diversité qu’ils gravent nom et prénoms. 

Contrairement à un cliché qui les associe à des bronzes animaliers archétypaux, les Poirier ne cherchent pas à travailler une signature dans un même médium : bien au contraire cherchent-ils à s’identifier à une déconcertante et incessante recherche faisant appel à la plus grande diversité des pratiques plastiques : leur solide notoriété les y autorise, avec autorité. À preuve, les pièces sélectionnées par Chantal Colleu-Dumond, qui se caractérisent par un éclectisme affirmé. Une série inédite d’une quinzaine de photographies de fleurs et plantes exotiques choisies dans la serre du château sont tirées en couleurs sur porcelaine, se présentent sous des dehors plaisants comme une critique du rapport mercantiliste et ravageur des agissements humains sur la nature. En outre, initialement, pour Chaumont cette année, les Poirier avaient prévu de faire un herbier. Puis l’idée leur est venue de parler des plantes surexploitées par le commerce hollandais, et de le faire au travers de lithographies que l’on pouvait repeindre. Essai réussi. Les tirages furent faits par Michael Woolworth. « Notre travail a toujours un peu à voir avec l’histoire et les ruines, la fragilité et les pays en guerre ». D’où ici, dans la partie inférieure des lithos avec les fleurs banales à l’encre noire (tulipes, pensées, gueules de loup…), « les paysages et les visages de jeunes qui sont un peu effrayés par ce qui est en train de se passer ». Parallèlement ils présentent une grande installation, « Mundo perdido », de 1983-2020 dans le pédiluve pour chevaux. Elle est inspirée par le site de Tikal au Guatemala. « On a fait beaucoup de projets utopiques (avec ici) l’ambiguïté entre bateaux ou architectures. Ces maquettes, en bronze doré à la feuille, sont posées « de manière à avoir un reflet sur l’eau, qui, ajoute Patrick Poirier, a toujours été très présente dans notre travail ». En cultivant à l’envi la liberté propre à la création artistique, Anne et Patrick Poirier nous embarquent derrière les hublots de leur univers onirique volontiers critique en ne manquant pas de se saisir des travers contemporains comme angles d’horizon de leur délicieuse poiesis.

Entre les arbres qui donnent le tournis et les utopies des Poirier, en cette fin d’été et cet automne, il est urgent de venir à Chaumont, profiter d’un évènement unique, une réjouissante illustration de ce que pourrait recouvrir – osons le mot – une écologie sinon intégrale, du moins globale, mariant nature, culture et humain. Tous les cœurs et tous les âges, immergés dans le Domaine de Chaumont-sur-Loire, se trouvent saisis d’une expérience inédite : découvrir une synthèse aussi universelle que ponctuelle, globale autant que locale, d’écologie accomplie, c’est-à-dire précisément l’expérience de la fréquentation synthétique de ce que nous nommons communément la création. En incluant le sport offert par le Festival international des jardins, celle-ci se trouve portée à l’un de ses paroxysmes, où tous les sens tendent vers leur plénitude.
Avec les Conversations sous l’arbre, et des thématiques telles que « la perfection des fleurs » et « gastronomies proches de la nature », le Domaine de Chaumont-sur-Loire, qui s’est doté récemment d’un hôtel, « Le Bois des Chambres », d’un restaurant gastronomique, « Le Grand Chaume », d’un Centre de réflexion Arts et nature, se révèle, en quelque sorte et avec une touche d’humour (humus, terre nourricière…), comme la capitale artistique de l’écologie globale, des autres Olympiades 2024.
En attendant les prochaines… dès l’année prochaine.

À noter Quand fleurir est un art, Cinq jours d’émerveillement floral du 4 au 8 octobre 2024 au domaine de Chaumont-sur-Loire, Centre d’arts et de nature.

Site du domaine : http://www.domaine-chaumont.fr
Prune Noury
Pascale Marthine Tayou