Utopies, les lieux du regard. Photographies de Kim Sang-Soo

Séoul, Paris, Tokyo sont les titres des photographies de l’artiste coréen Kim Sang Soo. Les images, de grand format, apparaissent telles de vastes plages de tonalités chaudes ou froides, des aspirations colorées et abstraites puisées à partir de situations du quotidien. En effet, toute capacité d’enregistrement du réel propre à la photographie est niée au profit de la possibilité d’y installer un espace qui ne soit dédié qu’à l’errance du regard. On pourrait croire à une occurrence de plus du minimalisme ou à une version Zen de la photographie mais il n’en rien : le travail photographique de Kim Sang Soo s’est toujours fait en parallèle d’une activité de journaliste, engagement d’un discours critique face à un contexte politique et économique conservateur. C’est là, semble-t-il, une différence nodale avec l’art politisé occidental : alors que la question du document photographique confère un relais tangible à la pensée, l’artiste coréen privilégie l’espace photographique comme la possibilité d’un point de vue intériorisé sur le monde, l’intervalle entre deux mots sans lequel aucune parole n’est possible.

La question de l’abstraction et au travers elle, celle du monochrome, traverse tout l’art moderne et contemporain de la Corée et reste étroitement liée à l’histoire de celle-ci. C’est en premier lieu via le japon, à l’heure de la colonisation du territoire coréen par ce dernier, que se diffusent les œuvres de l’avant-garde européenne. Le monochrome est tout d’abord signe de modernité et de rupture totale avec la tradition figurative.

Après la guerre de Corée, dans les années 50, les artistes de Corée du Sud entretiennent des « contacts » directs avec l’occident et développent une abstraction teintée de cubisme : recherche sur la planéité de la toile, géométrie des formes, explosion des contours, diffraction du point de vue en de multiples prismes colorés renvoyant à une vision intérieure. (Kim Sou, Han Mook, Park Soo-Keu, etc…).

A la fin des années 50 et jusqu’au milieu des années 60, le mouvement abstrait s’amplifie et différents courants voient le jour. Le groupe de l’art informel (très lié visuellement à l’art informel européen) regroupent des artistes qui ont fait leurs études après la libération coréenne (Nam Kwan, Kim Tschang-Yeul, Kim Bong Tae). Ils exploitent la surface de la peinture comme une peau tournée vers l’émergence d’une vibration, soumise à des jeux d’intensités colorés, de matière coagulante ou fondue, capturant ainsi à sa surface l’expression d’un pathos.

Peut-être s’agit-il de différentes captations du Han, ce sentiment tout coréen (la Corée : Hanguk) qui est l’empreinte irrésolue d’une douleur, d’une séparation, d’une perte. Le Han, c’est par exemple l’arrachement d’un homme qui, perdant sa famille pendant la guerre de Corée, part s’engager dans l’armée communiste et ne pourra jamais revenir chez lui, dans le Sud.

L’abstraction coréenne, dans les années 50, est en effet bien loin d’être le signe moderne que prônent les artistes européens et américains, tant au début du 20ème siècle (signe radicalement affirmé de la construction d’une monde à venir (Malevitch, Tatline)) que dans le climat de l’après-guerre (comme accès à une autre dimension (Yves Klein, Jean Fautrier)). Pourtant la présence de l’abstraction prend une ampleur telle qu’elle ne peut qu’inquiéter certains critiques qui y voient une allégeance de l’Est à l’Ouest, la récupération des formes modernes par les artistes coréens. On reconnaît vite dans les qualités de l’expressionnisme abstrait, de l’action painting, une origine calligraphique : si les artistes américains cherchent à faire circuler, par leur gestualité, une force désirante (Pollock), les artistes traditionnels coréens ont toujours su saisir par la qualité de leur geste l’essence du paysage.

Après le coup d’état du général Park Chung Hee en 1961, la tendance clairement favorisée par le gouvernement revient vers des formes artistiques plus traditionnelles, populaires ou folkloriques. Ainsi, l’exposition officielle (National Art Exhibition) est coupée en deux, d’une part l’art figuratif, de l’autre l’art abstrait. Le mouvement de l’art monochrome dans les années 70 va réussir à allier la tradition à la modernité par différentes solutions techniques : on retrouve Park Seo-Bo qui superpose des virgules calligraphiques pour créer une surface de palimpsestes, Kwon Young Woo fait l’usage du papier traditionnel coréen, Ha Chong Hyun peint au verso de la toile jusqu’à en imbiber le recto, Youn Myeong Ro obtient avec des couches successives de peintures des craquelure qui forment un dessin. Le plan de la peinture regroupe couleur, forme, et espace concret dans une réalité unifiée, évoquant ainsi l’attitude du peintre traditionnel qui, transcendé par le paysage, fait un avec la nature par son œuvre.

On l’aura compris, la question de l’abstraction et celle du monochrome en Corée est bien loin des préoccupations occidentales (années 10 et 20 : recherches formaliste comme procédé de construction à résonance sociale et politique, visée haptique de l’œil, recherche sur le mouvement au travers de l’image fixe, etc/ année 50 et 60 : inscription du geste artistique dans l’espace de la toile, théâtralité, opticalité greenbergienne, concept de trame ou de matrice). De plus, considérer l’art coréen dans le sillage de l’art occidental, comme appropriation du processus abstrait en tant qu’il se trouve à la pointe de la modernité picturale, n’est plus une raison suffisante à l’heure de la mondialisation de la scène artistique et de la pratique répandue de l’emprunt, de la citation ou de la parodie. La conception d’un temps progressiste de l’art et de la création a éclaté en de multiples fragments, multiples œuvres ou univers. Il semble que l’axe chronologique de l’avant-garde se retire derrière ceux de l’espace.

Il serait donc question d’espace et non de temps, de prise de position d’une jeune génération sur la précédente, de manifestes… Si l’on considère le monochrome sous ce nouvel éclairage, alors il n’apparaît pas comme le signe plein d’une projection, d’une utopie, d’une dimension discursive mais comme le lieu d’une relation, celle de l’artiste avec le monde. Plutôt que de placer le monochrome coréen entre tradition et modernité, entre appropriation et copie de l’occident par l’orient, il faudrait plutôt le considérer comme forme relationnelle, cristallisation d’un rapport ou d’une idiosyncrasie. Le procédé de l’abstraction n’est pas repris dans sa conception occidentale mais comme possibilité d’instaurer un dispositif pictural autre.

C’est dans cette perspective que s’inscrit Kim Sang-Soo. En premier lieu, il ne s’agit pas de peinture mais de photographie. La prise de vue s’empare du détail d’une surface, d’un objet, d’un reflet, pour proposer une image qui en soit le simple agrandissement. Cet acte photographique diffère du geste du peintre abstrait même si tous deux visent une dimension spirituelle de l’image. Il n’y a pas captation de l’énergie du lieu puis retransmission dans la fluidité des formes mais capture unique de la couleur, qui est – pour l’œil – première manifestation de la lumière. L’image ainsi issue du réel cherche à réduire au maximum la distance entre le visible et la sensation. Le spectateur est immergé au cœur des choses, de leur apparence colorée dont l’autre versant est celui de la subjectivité et de la sensation. Nous sommes plongés au milieu du réel sans toutefois le reconnaître. C’est un écho que le journaliste qu’il est, fait entendre à l’artiste.

Kim Sang Soo se tient dans une actualité bouillante, adoptant une position critique et sans concessions face au gouvernement actuel. La position de l’artiste se trouve elle aussi au sein des choses, mais il n’y a plus de mots. Perdure et reste une sensation colorée. Tout le pouvoir de l’œil de désigner et de nommer le monde est destitué au profit du regard qui s’accorde à la sensation. Peut-être pouvons-nous là reconnaître un geste minimal rendant compte du rapport du sujet au monde. Lorsque la parole, le mot, le verbe après avoir rendu dicible l’état du monde ne portent pas à l’action et à la dissidence une opinion publique parfois conservatrice mais surtout sortant progressivement d’un 20ème siècle trouble. Son œuvre renvoie à la simple résistance de l’être face au réel, à sa tonalité.

Encore une fois pourrions nous y déceler une façon d’être coréenne, quand chacun gravit le dimanche – en famille ou entre amis –le sommet des petites montagnes qui parsèment la Corée et contemple sa propre vie depuis le point de vue distancié du mont, installé dans la nature et prés des esprits des ancêtres. Il se laisse saisir alors par le regard, par cette tâche invisible qui marque la présence de l’autre en soi et celle de soi en l’autre. Le monochrome est cette tâche-là.