On a beaucoup écrit sur Venise, souvent filmé et photographié cette ville. Comme Detroit, New York, Tokyo, Paris ou Tanger, ces villes, malgré leurs représentations mythiques demeurent-elles des matériaux de création éternellement renouvelés ? Lorsque Frédéric Delangle choisit de photographier Venise, avec cet ouvrage Venezia, La Scomparsa, publié aux Editions Xavier Barral dans le cadre d’une exposition à la Fondation Wilmotte, il entre de facto en dialogue avec notre histoire et notre inconscient culturelle
Deux topoï coexistent au sujet de la Sérénissime. L’un venant irrémédiablement alimenter le second. Il y a tout d’abord l’image d’une ville magnifique et malade vouée à la disparition, une cité rouge et or, marquée par une forme de romantisme plus ou moins noir, où sont venus se perdre Byron, d’Annunzio, Musset. C’est la vision qui prédomine dans Venise et ses amants de Cocteau comme dans La Mort à Venise de Thomas Mann comme dans son adaptation viscontienne. Venise, cité des Doges, puissance cosmopolite et financière à l’élite raffinée.
C’est cette première image qui nourrit le tourisme vénitien, de la Biennale d’art contemporain jusqu’aux tribulations de la Saint-Valentin et engendre donc un deuxième lieu commun sur la cité, sans doute plus proche de l’expérience ordinaire que l’on peut avoir de la ville. Venise ressemble à Disneyland, avec ses touristes de tous poils venus voir ce qu’il faut avoir vu. On pense au regard incisif de Martin Parr qui se prête si bien à cette image là d’une ville dont les habitants ont été progressivement repoussés vers les terres jusqu’à Mestre. Venise et ses pigeons, Venise et l’acqua alta, Venise et ses gondoles hors de prix…
La justesse du travail photographique de Frédéric Delangle, tient sans doute à sa capacité à éviter de s’affilier à ces deux images irréconciliables de Venise. Ni rouge et or, ni galvaudée par le tourisme, Venezia, La Scomparsa propose des images de la ville, dépouillées. Frédéric Delangle œuvre souvent à partir de contraintes techniques qu’il s’impose, ici, les contrastes ont été réduits au minimum. Le livre alterne ainsi photographies très sombres et très blanches de Venise.
Les êtres humains sont presque inexistants pour mieux faire apparaître la structure architecturale des lieux. L’œil retrouve une lecture des façades, des volumes, de la lagune et de sa ligne d’horizon, comme s’il tenait là l’essence de la ville, loin de ses représentations, de son vécu contingent et partiel. Les images pâles et spectrales sont les plus fascinantes parce que leur blancheur à néanmoins un fort pouvoir d’évocation. Ce sont des images-souvenirs, ou plutôt des images comme des souvenirs, imprécis, effacés de nos mémoires, des infra-images, en deçà de tout ce qu’on pourra avoir vu ou vécu à Venise, des images de la ville défaite de toutes ses représentations arbitraires.