Vincent Fillon, entre réalités et mirages

Spécialisé dans la photographie d’architecture, Vincent Fillon expose deux séries d’images différentes à la galerie SEE STUDIO à Paris jusqu’au 10 mai. Le titre, City One + entre-deux, précise la distinction, voire l’opposition, entre les deux démarches.
Même s’il s’agit d’un travail personnel et non d’une commande, l’une, City One, apparaît comme une production documentaire : il s’agit d’un reportage sur un quartier de Hong Kong où ont été construites cinquante deux tours identiques (plus de 30 étages) destinées à l’habitation.

La spécificité artistique vient des choix faits par le photographe tant pour le type de cadrages que pour la qualité de la lumière. L’un et l’autre exaltent la caractéristique graphique principale : la répétition. Globalement semblables les uns aux autres, les immeubles superposent leurs cadences verticales. La perception des profondeurs est perturbée par le rapprochement du à l’adoption par le photographe d’une longue focale. L’effet met en valeur les choix faits par les architectes, comme donner la même teinte bleutée aux parties colorée des façades ou répéter la même découpe pour des fenêtres et balcons. Vincent Fillon nous montre dans ses images que, même lorsque tout semble conçu sur le même moule, des différences s’installent. Conçus comme une entité les immeubles de la City One se distinguent de l’environnement existant dans lequel ils ont été imposés. Le contraste avec la végétation et les petites villas chinoises traditionnelles (City One # 20) est remarquable et signifiant du passage d’un monde à un autre. La prise de vue frontale et axée accentue le vide des espaces de sport (tennis ou basket) ou commerciaux prévus aux pieds des tours. Les quelques silhouettes que l’on peut distinguer ici ou là parviennent à humaniser quelque peu cet environnement contraignant. Le linge, mis à sécher aux fenêtres, signale lui aussi la présence des habitants, en d’autres moments de la journée.

Autre contraste que vient souligner le choix de cadrage du photographe : les découpes anguleuses et pourtant variées des sommets des immeubles se détachent sur les lointaines silhouettes des monts des Nouveaux Territoires. Dans City One # 20, l’artiste rejoue le désir de Cézanne de réussir à « unir les courbes des femmes à des épaules de collines ». Autre temps, autre lieu, autre médium, la sensualité espérée des corps des femmes est remplacée par de froides constructions humaines, pourtant on retrouve une liaison graphique parente. Devant cette photographie de Vincent Fillon, grâce à un astucieux décalage, l’œil s’amuse à suivre alternativement la souple ligne de crêtes et celle qui, en marches successives, relie les sommets des immeubles. Cette fois encore le choix de la focale assure un effet d’aplatissement de l’ensemble des tours permettant de s’abstraire de la réalité pour suivre une ligne malgré des positionnements à des profondeurs variées.

Après nous avoir étonné et même un peu choqué par la déshumanisation des images de cet ensemble d’immeubles trop similaires, le photographe nous laisse quelque espoir en nous donnant à voir des indices de présences sensibles : la poésie parvient à se glisser partout.
C’est aussi ce qui réussit à procurer comme sentiment dans la deuxième série appelée entre deux. C’est aussi ce que réussit à procurer comme sentiment la deuxième série, appelée entre deux. Il s’agit cette fois de prises de vues dans les espaces vides, abandonnés, partiellement détruits. S’agit-il d’un ou de plusieurs constructions, on ne sait pas. L ‘incertitude est accentuée par la superposition, dans chaque image mise dans l’exposition, de deux prises de vue différentes. L’affaire n’est pas nouvelle. L’image dans l’image a souvent intéressé les photographes, la superposition de prises de vues aussi. Les applications pour ordinateur ont même mis cela à la portée de tous. Celles-ci ne sont pourtant que des outils, comme le furent longtemps la masse et le ciseau pour le sculpteur. En plus de la maitrise de la technique, l’artiste doit savoir jouer librement avec les idées et faire preuve d’une sensibilité aiguisée dans leur mise en œuvre. Ces qualités, Vincent Fillon les possède. Elles ont été reconnues lors des Rencontres photographiques d’Arles en 2013 ; il fût, pour cette série entre deux précisément, l’un des lauréats du prix SFR jeunes Talents.

L’image dans l’image, non pas exactement mais plutôt image sur image comme il y a peinture sur peinture, lorsqu’un peintre retravaille sur l’œuvre d’un autre ou sur l’image de celle-ci. Le choix du lieu de la prise de vue est certes important, l’essentiel est ce qui advient ensuite, ce qui a lieu lors de l’installation d’une image sur l’autre. On ne peut s’empêcher de penser au travail de Georges Rousse qui intervient lui aussi dans des espaces intermédiaires, des lieux voués à disparaître. Pourtant il n’y a pas ici de travail in situ, pas de préparation avant l’exploration photographique. Tout se situe dans l’après coup de multiples prises de vue. Ces lieux architecturaux « has been » sont mis en valeur par le cadrage des perspectives des pièces et des couloirs, souvent accentuées par la prise de vue, ici aussi, souvent centrale. La richesse de matières des murs et des sols, la beauté des restes par delà l’usure du temps, l’incertitude de perception, tout favorise un sentiment nostalgique. Les réalisations finales de ces créations personnelles ont demandé de recourir à des procédés fréquemment utilisés tant dans le cinéma d’avant garde que dans les arts plastiques contemporains : assemblage, montage, collage, jeux sur les transparences. Face à une image seule, la lecture est généralement statique ; deux images jointes, ou mieux, comme dans la série entre deux, deux images superposées installent une dynamique d’exploration. Le travail du créateur va consister à jouer habilement de cette double présence/absence, matérialité/immatérialité.

Il repère sur les images initiales les espaces, les couleurs, les matières, les signes graphiques susceptibles de supporter l’altération d’une seconde image sans perdre complètement leur identité. Après avoir sélectionné une image seconde, parente mais pas trop, il faut lui trouver le lieu adéquat pour une juste union. Vincent Fillon sait habilement jouer tout à la fois de la ressemblance pour faciliter l’intégration et de la dissemblance pour obliger le regardeur à se questionner. Ce dernier doit examiner attentivement ces photographies sans être sûr de comprendre ce qui lui est donné à voir, sans pouvoir repartir de l’exposition avec des identifications d’espaces nommables. Le visiteur, après son passage devant ces photographies créatives, a éprouvé un sentiment esthétique tout en restant équivoque sur la plupart des réalités perçues. Non seulement les passages dans les espaces vides et par delà ces murs restent fluctuants et alternatifs mais, en plus, rien ne permet de situer le lieu où on été prises ces images : aucun titre ne vient informer le regardeur. Il repart ignorant, tant du passé, ce « qui a été », que de ce qui va advenir là, le futur d’un bel espace architectural. Et c’est beaucoup mieux ainsi : tous ces manques mettent en travail l’amateur attentif.
Les ambiguïtés de perception favorisent les jouissances esthétiques, les incertitudes ouvrent sur le monde du rêve où se mêlent réalités mémorisées et figures imaginaires. Chacun peut se projeter dans ces espaces tout à la fois réels et illusoires.

En deux temps, Vincent Fillon nous fait découvrir la poésie dans la froideur des ensembles d’immeubles trop semblables avant de nous emmener pour une ballade dans des lieux ambigus pleins de mirages.