Où rencontrer Léonard de Vinci ? Au Louvre, bien sûr, avec La Belle Ferronnière, Jean-Baptiste, Marie ou Anne, ou, perdu dans la foule, devant Mona Lisa ; sur les murs de quelques villes européennes, où, relayée par Banksy, Miss.Tic, Blub, Bertrand ou Blek le Rat, la curiosité inventive de l’homme de la Renaissance interroge le passant sur sa propre modernité ; ou encore… sur une péniche amarrée aux quais de la Seine avec une vingtaine d’artistes de rue. Dans un parallèle attentif autant que savoureux, voire facétieux, Cyrille Gouyette, chargé de mission au Musée du Louvre, invite, dans un livre 1 et une exposition, à d’autres rencontres entre le musée et la rue, le regard en abyme sur les temporalités de l’art.

Hommage ou détournement, dialogue ou « changement radical de paradigme » ? Faut-il accepter tel quel le nivellement opéré par la reproduction et la diffusion numérique ou faire de la reproductibilité une force créatrice, une matrice politique et sociale ? Qu’en est-il de l’œuvre quand elle s’expose subrepticement, quand son auteur, maître de l’urgence, accepte, comme constitutif même de la représentation, la dégradation et la disparition ? Et quand elle passe de la rue aux cimaises, quand la médiation l’accompagne d’une forme d’institutionnalisation ? Par ces interrogations et quelques autres au fil des œuvres, des correspondances entre elles, des reflets changeant de l’une à l’autre, l’exposition ouvre le champ d’un questionnement sans concession sur les ambiguïtés de l’œuvre et de son public.

Un pas sur la péniche. La construction mécanique de Sylvain Ristori semble, comme une turbine ou une fusée en attente d’activation, prête à vrombir pour sonder les étoiles ou les abysses. Rêve guerrier et ludique d’apesanteur, fragile et puissante, Mecavia scande l’hybridité sculptée entre ingénierie et poésie.

En ouverture de l’exposition, le personnage Miniature Asshole de Pang tague la reproduction de « l’(auto) portrait » apocryphe du maître idéalisé (Leonardo / Miniature Asshole, bombe aérosol sur bois, 210 x 122 cm). Le geste est une invitation – mais cela reste-t-il possible dans la salle d’exposition ? – à bomber la copie et les graffiti qui la couvrent. En anticipant, par l’intervention d’autres artistes, la disparition de l’image, l’artiste désacralise ce qui fait œuvre, rompt l’équilibre de nos représentations et les installe en précarité. Hommage et parodie, humour et irrévérence, jeux de doute et de tension en abyme sur la postérité iconique et l’éphémère de la peinture de rue, le ton est donné pour un parcours en quatre espaces-temps : La pensée en mouvement, Le chef-d’œuvre iconique, L’homme au centre de l’univers, La question du mur. En conclusion – provisoire ? -, ZEVS liquéfie le logo du Louvre (Sans titre, 2019, peinture laquée), l’art de rue peut-il être assigné comme crime visuel ?

Le premier temps de l’exposition, La pensée en mouvement, explore, à la mesure des défis de nos sociétés, l’imaginaire contemporain de Léonard de Vinci universel, savant et artiste aux recherches et aux techniques plurielles. Veni Vedi Vinci (VLP, acrylique et bombe aérosol sur carton), la double déformation de la citation et la caricature-portrait du peintre accréditent la revendication de l’art « koza mental » tout autant que celle du message politique et environnemental de Zuman, le héros bicéphale, paré de l’aile mécanique, le cercle de l’homme de Vitruve est brisé et la planète se liquéfie. « Freedom. Now is the time for all men to come to the aid of their country ! », résonance contemporaine de La Bataille d’Anghiari, des études de monuments et de statues équestres, les chevaux, bridés, domptés des collages de Faith XLVII, se cabrent en symboles des luttes du pouvoir et de la prédation (The Land War).
Référence aux Carnets 1, forme et fond, à la manière de la pierre noire et de l’encre, commentaires manuscrits à l’appui, l’écorché de la bombe aérosol (Bom. K, Aérosol #2) décline en marge l’anatomie fonctionnelle de la main et du geste de l’index sur la valve. « Il faut suivre les veines pour comprendre les sens / l’essence » (Madame, Les corps chez…), les images d’écorchés de la tête et du corps humain, étendus d’un retable à volets au mur, se peuplent d’arbres et d’animaux, quelques-uns éteints, de feuilles d’acacia ouvrant la composition à une exploration symbolique et poétique où, peut-être, s’animent ensemble les débats anciens et contemporains sur la notion de Renaissance.

La « récupération » des dessins et des peintures questionne autant la temporalité des œuvres que leur réception, la rue transformée en éphémère musée populaire. À la manière d’une sanguine agrandie au carreau, Andrea Ravo Mattoni, dans Le Processus créatif de Léonard (bombe aérosol), réunit en étreinte, autour de l’autoportrait de Turin, La Belle Ferronnière et le dessin anatomique préparatoire du Saint Jérôme du Vatican.
Swoon, dans une étrange familiarité, expose, conjuguées, la plaque de cuivre et l’estampe rehaussée de blanc. Le portrait, en camaïeu de bruns, de Jerry Albert (aquatinte 67,8 x 96,5 cm), auréolé d’une lumière vibrant en cercles concentriques, est-il alors le double contemporain et profane de Saint Jérôme engageant le visiteur à s’interroger à la fois sur la question du multiple et de l’unique, de l’œuvre et de sa reproductibilité et sur la trop évidente symbolique appliquée à la lecture des œuvres ?
Modelée à l’encre de Chine par le lavis et la réserve sur un papier de soie, Head Of Leda laisse apparaître la structure du panneau de bois sur lequel il est marouflé. Intensité et atemporalité, jeu transparent des matériaux, YZ reprend le précepte de Léonard de Vinci du surgissement de l’impression du relief sur la surface plane 2.
Dans une société où l’anonymat se nourrit d’avatars, où l’œuvre, nivelée par son cadrage écran et sa copie universelle brouille les frontières du vrai et du faux, où elle s’évalue et s’approprie en marchandise, les relations réciproques entre la démocratisation culturelle par la rue, la circulation en réseaux des images et la recherche d’une aura dans la reproductibilité peuvent sembler évidentes. Ainsi, le deuxième parcours, , creuse-t-il ces questions, entre hommage, parodie et détour par l’histoire de l’art – et référence aux divers détournements historiques de la Joconde -, à traverLe chef-d’œuvre iconiques le statut iconique et référentiel des portraits réalisés par Léonard de Vinci. Jeu de mots pour jeu de mots, en réponse au « L.H.O.O.Q. » de Marcel Duchamp, la silhouette à la palette réduite de Nick Walter (Moona Lisa, bombe aérosol et pochoir) dévoile ses fesses. L’installation de ZEVS (LDV – Mona Lisa with Handbag, huile sur bois et bronze doré), par l’association absurde et anachronique de la double copie du tableau et d’un sac à main de luxe, nous parle avec facétie de l’authenticité, de logos et d’identités, du pouvoir des marques, des emprunts et des usurpations « qui participent [de la] mémoire collective ».
Ozmo percute les temporalités de l’histoire de l’art, des techniques et des représentations socioculturelles. Dans un accord à l’hétérogénéité anachronique, il pixellise le visage, démembre le personnage de Walt Disney dont les éléments ne sont liés que par le tracé incertain d’un pinceau virtuel (Pixeleted Mona Lisa With Deconstructed Donald Duck, acrylique sur PVC recyclé).
Speedy Graphito (The Addiction of Mona Lisa, impression numérique sur plexiglass) trouble la hiérarchie des arts et le statut de l’œuvre : la matrice de l’image est désormais virtuelle et sa déclinaison accrochée au mur ne restitue la lisibilité de la nouvelle Ève, la pomme du logo d’Apple en mains, que sur l’écran du smartphone tenu à bout de bras, les pixels en forme de gélules pharmaceutiques interpellant notre addiction à l’image et aux moteurs de recherche qui nous la livrent jusqu’à une possible overdose.
« Pour les contours, observe de quel côté ils se dirigent ; et pour les lignes, quelle partie de chacune s’incurve dans un sens ou dans l’autre ; où elles sont plus ou moins visibles ou épaisses ou fines ; enfin, veille à ce que tes ombres et lumières se fondent sans traits ni lignes, comme une fumée. » 3 L’œil hésite, fouille l’image brouillée, cherche un temps à se focaliser, avec ou sans la médiation de l’écran du téléphone. Dans une mise au point impossible qui éprouve l’histoire et la philosophie du flou, la Mona Lisa des Miaz Brothers défie le regard, l’entraine dans une perception personnalisée au-delà de la représentation.
L’art est-il submersible ? Selon Blub qui colle sur les murs de la ville ses reproductions imprimées, « l’art sait nager », résister aux « irréparables inondations des fleuves gonflés et superbes [… aux vagues] turbulentes et tumultueuses qui rongent et dégradent […] » 4. On pense à l’Arno, aux débats d’actualité, aux appareils qui permettent de « se tenir quelque temps sous l’eau »5. Mais le masque de plongée qui couvre le visage de Sub Monnalisa (acrylique sur toile) est également une manière, proche de la démarche de quelques photographes contemporains, d’inverser les regards, de mettre en doute l’œil du voyeur. Qui dévisage qui ?
« Si tu regardes des murs barbouillés de taches, ou faits de pierres d’espèces différentes , et qu’il te faille imaginer quelque scène, tu y verras des paysages variés, des montagnes, fleuves, rochers, arbres, plaines, grandes vallées et divers groupes de collines. »6 S’inspirant peut-être des conseils de Léonard de Vinci dans une composition poétique en noir et blanc toute d’harmonie entre l’homme, la flore et la faune présente et disparue, 13bis fait de La Belle Ferronnière (photo noir et blanc marouflée sur bois) la divinité allégorique d’un environnement apaisé.
Évoquer l’héritage de Léonard de Vinci, c’est aussi travailler l’hypothèse de l’harmonie des proportions humaines et des formes géométriques. Dans L’Homme au centre de l’univers, le troisième parcours ausculte les appropriations, publicitaires et artistiques, de la silhouette de L’Homme de Vitruve.
Poésie visuelle et cosa mentale, les stickers aux personnages épurés (Hello, sticker sur panneau) que Clet colle sur les panneaux de signalisation, adaptant la perspective atmosphérique de Léonard de Vinci sur le fond blanc, détournent l’interdit et la contrainte pour inviter à porter un regard autre sur l’univers urbain, exigeant dans sa dimension humaine. En décalant les figures géométriques de L’Homme de Vitruve, en inversant les valeurs, ZEVS (L’Homme de Vitruve : Multicolore  ! tryptique, impression sur toile rehaussée à l’acrylique) place la figure idéale au centre d’un cosmos constellé des fleurs de la marque Vuitton et du monogramme de Léonard de Vinci dont le logo de la marque s’est inspiré. Au centre, les questions de droits d’auteur, de propriété intellectuelle et de l’appropriation du patrimoine artistique par le marketing.

Julio Anaya Cabanding expose les copies de chefs-d’œuvre dans des lieux abandonnés. Dans l’exposition, il présente, élève contemporain de l’atelier de Léonard de Vinci, une copie acrylique, cadre et ombre de celui-ci, sur carton de récupération du Salvator Mundi. L’acte, poétique, est aussi politique : humilité du support de la copie pour l’œuvre la plus chère du marché, mise en doute des attributions, des modifications et de la restauration, questionnement multi-temporel sur les rapports entre le profane et le sacré, sur l’appropriation privée et la soustraction au regard du public des œuvres patrimoniales.
Le dernier parcours reprend La question du mur, intérieur et extérieur, de la technique, de la narrativité de la représentation. Deux artistes revisitent la peinture murale a tempera du réfectoire des dominicains de Santa Maria della Grazie. Okuda San Miguel (Last Supper II, peinture enamel et bombe aérosol sur bois) multiplie les références. Ses personnages hybrides habituels, humains à têtes d’oiseaux, tous féminins, côtoient un Christ femme minotaure, des personnages de dessins animés (Titi de Bob Clampett et Friz Freleng, Ralph Wiggum des Simpsons de Matt Groening). Sur la table, recouverte d’une nappe tissée de drapeaux revus aux couleurs arc-en-ciel, sont servis une boite de soupe Campbell, un hamburger, un cornet de frites Mac Donald… et la tête de Donald Trump. Sacralisant ainsi la nourriture industrielle mondialisée, Okuda San Miguel brise, dans un conflit des métaphores, les frontières, les cultures, les religions pour engager chacun dans une réflexion politique sur ses identités multiples.

Couvrant toute la paroi intérieure de la péniche d’un motif de papier peint sur lequel il installe sa toile (Another Supper, peinture aérosol et pochoir), de la largeur de l’original, Logan Hicks superpose les couches picturales, en estompe les ombres et la lumière, pour créer, à l’instar de Léonard de Vinci, la profondeur dans laquelle s’installent les convives d’un diner familial. Derrière la joie affichée de certains, le visage fermé des autres, quel drame se prépare dans cette déification de l’homme par l’image ?
À la tombée de la nuit, l’exposition gagne le quai avec les graffiti lumineux de Lek & Sowat (Parallax), métamorphoses de l’Homme de Vitruve autour de l’eau, celle de la Seine, celle, étudiée par Léonard de Vinci, des mouvements rapides ou lents, des tourbillons, des débordements, qui excite l’esprit de l’ingénieur et du savant autant que celui de l’artiste.
Sur l’exposition plane Mona Lisa Smiley (impression encre sur carton) qu’un jour Banksy accrocha subrepticement au musée du Louvre, dans la salle même où trône l’icône mise à distance par sa carapace de verre. L’œuvre est entrée dans les collections, fracassant, non seulement l’oxymore entre l’art de rue et le patrimoine muséal, mais aussi toutes les temporalités de l’œuvre et de son public.

1. Cyrille Gouyette (2019), Sous le street art, le Louvre. Quand l’art classique inspire l’art urbain, Paris : Editions alternatives.
2. Léonard de Vinci (2019), Carnets, édition présentée et annotée par Pascal Brioist, Paris : Quarto Gallimard, p. 1034.
3. Carnets, p. 1066.
4. Carnets, p. 786.
5. Carnets, p. 886.
6. Carnets, p. 1052.