Pour sa troisième édition, le festival Visions d’exil travaille la question de la langue. L’exilé, qui se bat contre les frontières physiques et mentales, est aussi le proscrit de la langue. Génériquement neutralisé, massifié dans des mots qui le catégorisent, il est le migrant, le réfugié, le demandeur d’asile…, dépourvu de subjectivité, solitaire du partage de parole. L’exil détruit les mots, en impose de plus ou moins compréhensibles qui projettent l’exilé dans la sujétion, brouillent son horizon d’attente.

L’exil éprouve le langage de l’artiste, contraint sa démarche et les formes de son expression, lui ouvre aussi parfois d’autres langages et l’engage dans des esthétiques mêlées. Visions d’exil, avec ses spectacles, ses concerts, ses performances, ses ateliers, immerge le visiteur dans ces questionnements de soi comme un autre, de l’ici comme un ailleurs.
« Les poissons ne sont pas des boissons ». La langue autre est blocage du quotidien, plus encore lorsqu’elle est écrite. Les mots sont à réapprendre et les sons se culbutent en confusions étranges qui font de toute démarche un labyrinthe, de toute projection une fermeture.

À la Cité Internationale des Arts, Alaa Sndyan et Mahmoud Halabi installent un lieu de vie festive, une scène et un bar, un ensemble de formes pour s’assoir, écouter, prendre le temps. L’inquiétante et familière étrangeté générée par la suspension dense de longs rubans de papier couverts de transferts de textes partiellement effacés au-dessus de la tête du visiteur, le transporte dans le dédale paperassier, hermétique au demandeur d’asile ; dans les méandres administratifs impénétrables à celui qui, venu d’ailleurs, ne maîtrise pas le vocabulaire législatif et réglementaire du pays d’accueil. Le visiteur, averti, s’y inquiète de l’État démocratique, du rejet de celui pour qui tous les mots du quotidien ne font pas sens, pour qui les sons se discernent mal, pour qui tout formulaire est barrière.
« Tell Me Why You Love Me » : deux longues bandes de papier flottantes sur le mur encadrent « Ma Langue / Contre Ta Langue / Contre La Langue », Maral Bolouri y répète inlassablement d’une écriture manuscrite, comme une ancienne punition scolaire, « Dis-moi qui je suis et je t’aimerai ».

Pour exister, le « bon immigré », l’artiste ont-ils besoin d’être genrés, d’avoir un corps et une identité symboliques, des racines et un passé qui les définissent ? « Quels droits / Aurais-je / Si je choisissais / D’être un mauvais immigré ? ». S’inscrivant dans la démarche critique du « questionnement hystérique » de Slavoj Žižek, Maral Bolouri dénonce ainsi l’asservissement de l’autre, pensé différent, digne donc d’être protégé et par ce biais « rachetable », par les mots, le discours, l’identification, la catégorisation, « Comment lirais-tu ceci / Si tu ne savais pas qui j’étais ? » ; pourquoi l’individu, l’artiste seraient-ils ce que je dis qu’ils sont ? La liberté ne peut alors s’épanouir que dans la rébellion, entre les mots et les genres qui qualifient.

« Jeux de mots ». En jeux de correspondances, la bande dessinée multilingue de Joseph Kaï, les caricatures de -Z-, de Deo Kandu et de Bilal Daggezen créent l’urgence du dire dans des langues multiples.
Les planches de Sissies, dessinées par Joseph Kaï, dénoncent la confusion sous contrainte du privé et du public, l’intimité sous surveillance, les espoirs floués de la jeunesse ; elles s’interpellent sur le marquage par la langue, sur le racisme ordinaire du voisin et de l’inconnu, l’impuissance aux relations sincères : « J’aime l’accent syrien. / Je trouver ça sexy. / C’est moins sexy quand on est Syrien. ».

Avec ses bouches en acrylique sur toile blanche, bouches bavardes autour de lèvres fermées, bouche en cage, privée de la liberté de s’exprimer, distendue par un cri muet derrière un rideau de barbelés, Deo Kandu peint la frustration, l’enfermement de l’exilé, seul dans la foule, confiné entre les frontières invisibles d’une langue aux significations incertaines, aux sons et aux arrangements prohibitifs.

Le détournement du Radeau de la Méduse par -Z- dit, avec un humour acéré, toutes les ambigüités cruelles de l’histoire de la Tunisie, avant et après les grèves de Gafsa, « la révolution de la dignité » et la fin du régime de Zine el-Abidine Ben Ali. Les trois caricatures déclinent, sur la même image du radeau du scandale, l’abandon de l’espoir suscité par les promesses de janvier 2011 sous la démagogie et l’incompétence des partis face à la résurgence de l’ancien régime et l’émergence des religieux – Ennahdha, l’occupation de la faculté des Lettres de la Manouba par les salafistes – ; la tempête économique qui a balayé l’invention expérimentale d’un vivre-ensemble universel et alternatif d’amour, d’art et de bonheur ; le mal être des jeunes fuyant clandestinement la misère et le chômage vers l’Italie au risque de leur vie, l’envoi de la marine de guerre pour arraisonner les pêcheurs qui leur portent secours en mer. Par son dessin aux multiples significations, -Z- accuse, -Z- dénonce les responsabilités et les aveuglements volontaires de part et d’autre de la Méditerranée, dérange toutes les indifférences.

Des plumes immobiles, mais toujours debout, des bulles d’opinions qu’on imagine diverses, vides, censurées par un blanc, Bilal Daggezen dresse au trait le bilan terrible de la liberté d’expression dans des pays comme la Turquie et l’Arabie saoudite : journalistes menacés, emprisonnés, contraints à l’exil, assassinés (Jamal Khashoggi le 2 octobre 2018). Entre la cage et l’embarcation fragile, les journalistes n’ont que le choix d’exercer ailleurs leur métier et leurs droits de citoyen. Au visiteur, peut-être trop prompt à acquiescer à la dénonciation de la censure chez les autres, Bilal Daggezen lance aussi le défi de défendre ici et maintenant des droits toujours en sursis, même dans les États démocratiques.

Les « Hiéroglyphes » d’Alpha, serrés dans une diversité qui en révèle à chaque regard de nouvelles combinaisons narratives, recouvrent les murs de la chambre, le lit et les coussins. Le foisonnement des dessins, ponctué de références iconographiques et de quelques mots – couleurs, amour, cœur, café, sex, gilets jaunes, anticonstitutionnellement… -, de noms de lieux – jungle, Egypt, Russia, UK… – et de personnes – Bob Marley… -, de quelques phrases – « ici on vend du vaccin contre le racisme »… – compose un carnet de bord, témoignant, au quotidien et au-delà des langues, du parcours d’exil d’Alpha, de sa vie dans la « new jungle » de Calais et à Paris. Submergé par un flot d’images qui chacune raconte un événement, une rencontre, une observation, le visiteur est invité à construire le puzzle complexe et subtil d’une vie d’exil – « Call me by my name, I’am not a migrant » -, à en appréhender en tous sens de lecture la singularité dans un langage d’universalité.

« Messages migrants ». Parce qu’ils passent, parce qu’ils ne s’arrêtent que là où on les arrête, là où ils buttent sur la fermeture de l’horizon, ceux qui cherchent un refuge loin de leur foyer devenu le lieu d’une menace – « No one leaves Home unless Home is the mouth of a Shark » – deviennent des sans-nom, des invisibles, dont on ne parle souvent qu’au pluriel générique « I am a person too ». Comme un historien du temps présent, un archéologue des détours de l’exil, Abdul Saboor, sur la route en impasses qui l’a mené, de blocages frontaliers en blocages frontaliers, de Belgrade à Paris, en passant par Calais, a photographié avec son téléphone portable, puis avec un appareil photo, les hommes dans leurs gestes et leur désarroi, leurs souffrances, leur recherche de sécurité et leur honte dans la pénurie, leurs revendications de la liberté de circulation et d’installation, « The problem is borders. / We are Humen we Need Safe Please / No more war », « Food not bombs », dans la solidarité aussi « Acceptez-nous ». Il a capté, sur les murs des hangars désaffectés, des camps et des abris de fortune, les traces de leur passage, les graffitis de leur halte provisoire.

Le contraste entre les gestes du quotidien, la toilette, la recharge du téléphone, l’attente, le regard las sur la perte et l’absence d’horizon…, renforcés par la mise en abime de certaines images et l’accrochage linéaire, à même le mur, des photographies de différents formats, mêlant le noir et blanc et la couleur, déplient un carnet de voyage attentif où les individus acquièrent de la visibilité, une humanité dont l’histoire les exclut.

« Récits d’un mot ». Les mots ont-il l’évidence que leur prêtent les médias ? En utilisant sans précaution les termes « exil », « réfugié », « identité », en les employant comme un vocabulaire générique nécessaire pour désigner celui qu’on ne comprend pas dans l’immédiateté, ils les neutralisent – quand ils ne les diabolisent pas – faisant de l’individu ainsi qualifié un être sans personnalité. Si les mots semblent faire sens commun, il n’en va pas ainsi dans le monde francophone hors de France, moins encore lorsqu’on les traduit. Et les imposer comme universels à ceux qui arrivent en demande de protection sur le territoire est pour le moins l’imposition d’une différence, sinon d’une hiérarchie dans la citoyenneté. Les déclarations de droits, les textes réglementaires ne font pas de distinction entre les individus. À voir ! En trois enregistrements, Lina Aljijakli met à l’épreuve les mots et les notions en donnant à réfléchir sur les témoignages de personnes en situation d’exil, sur les écarts, les mésinterprétations, les malentendus qu’engendrent leur traduction ou leur équivalence dans une dizaine de langues non latines. L’universalité des droits reste un combat qui passe, entre autres par l’attention à la langue de l’autre et l’art peut en être le vecteur.

Pour l’exilé en espoir et en attente de régularisation, l’apprentissage de la langue du pays d’accueil est périlleux. À l’ambigüité des équivalences de vocabulaire d’une langue à l’autre et aux difficultés syntaxiques s’ajoutent les problèmes de prononciation. En écho aux lipogrammes et à la contrainte monovocalique que s’impose Georges Perec dans La Disparition et Les Revenentes, Cristóbal Ochoa s’attaque, dans une courte vidéo, au mystère français du « e ». Sur une série de portraits filmés en gros plan, se déploie une bande sonore des variations du son. Entre humour et grotesque, jouant sur l’apparition de l’image, il donne la mesure de la complexité de la langue et de l’obstacle que constitue la parole.

« Résidente en France ». En France, comme dans de nombreux pays d’accueil, les réfugiés, hommes et femmes, vivent au rythme de la réception de courriers provenant de divers organismes, dont ils ou elles doivent saisir la spécificité, et de la réponse qu’ils ou elles doivent y donner dans une langue administrative plus ou moins bien maîtrisée : « Je suis titulaire d’une maîtrise en géologie du pétrole et, comme le plastique est un produit pétrolier, j’ai été très intéressée par l’utilisation du plastique comme base de mes œuvres d’art récentes. Quand je suis arrivée en France, la première chose qu’on m’a donnée dans le centre de transit, c’était des draps et un sac en plastique pour mes ordures ».
Ahlam Jarban fait de ces courriers reçus de l’OFII (Office Français de l’Immigration et Intégration) un kaléidoscope. Elle les recycle en les collant selon un algorithme coloré : au sol en cercles concentriques qu’elle recouvre d’un voile plastique transparent, au mur selon un motif de carroyage sur lequel les personnages découpés de l’affiche de La cantatrice chauve (théâtre de la Huchette) encadrent la calligraphie d’un « tag » urbain à l’acrylique, les yeux rivés sur le spectateur. Les matériaux utilisés, les déchets plastiques non dégradables, le collage, les graffitis, résonnent, non sans optimisme, de l’absurde d’une situation mêlant l’art contemporain occidental aux racines culturelles de l’artiste, l’histoire vécue d’une femme soumise à la violence du dogme et au racisme et, au débouché de l’exil, la perception d’une pléthore administrative incongrue.

« Exile Without Interpretation ». Plusieurs projecteurs, trois écrans et le sol bouleversé de la salle d’exposition, sur lequel se projette une série indistincte d’images, restituent la performance de Khaled Alwarea dans un hangar vide. Invité à s’immerger dans l’installation interactive, le visiteur pénètre un monde d’émotion et de traumas, où se conjuguent l’anxiété, la peur, la domination, l’incertitude. Troublé ou indifférent, il affronte sa propre narration, convié à qualifier d’un mot, dans sa langue, l’expérience de l’installation, et à intégrer ainsi sa parole à la bande sonore de l’œuvre.

« Ma langue ». Peut-on épuiser un mot par son dessin, le saturer par le recouvrement de sa répétition, faire du questionnement de son mouvement un poème ? Intoxication, addiction, être-là le temps du mot et de la langue, déborder pour aller contre tout ce qui est établi, où s’ouvrent des mondes inconnus. Christine Herzer s’approprie la langue, son contenu et son contenant, lui donne sens, sur une feuille volante, sur une tranche de pain toastée, sur des sacs plastiques, sur le sol, aux murs et aux fenêtres. Christine Herzer interagit avec le mot, elle se laisse guider par le mot répété qui envahit son support – « today » -, y fait émerger dans le temps de l’écriture une forme résistante. « fuck you », récidivées, les lettres bougent, se cumulent, se heurtent, se déstabilisent dans la transparence changeante de la lumière. Créer est une frustration qui questionne.

Avec les carnets de voyages réalisés par les membres de l’Atelier des artistes en exil sous la conduite d’Ícaro Lira, entre autres, les collages d’Astrid Mvoula sur la situation qui conduit au départ et l’espoir qu’il suscite, toute l’exposition atteste, par l’ouverture à tous les langages, l’esthétique en arme de combat, la puissance du doute en résistance autant à l’indifférence qu’au regard trop tranquille de la bienveillance ordinaire.