Des miroirs sphériques tournoyants et qui vrombissent. Art cinétique ? Vladimir Skoda, sculpteur, se défie des mots. Mots signes, mots valises et homophonies : longtemps cet homme s’est réfugié dans le plus profond mutisme. Et si ces étranges petites machines, structures lisses et aériennes, peuvent évoquer l’œuvre d’un javascript:void() ou d’un Pol Bury, elles s’en déprennent. C’est que Vladimir Skoda a une histoire qui lui est propre. Parcours : départ de l’ex-Tchécoslovaquie à l’âge de vingt cinq ans, deux semaines avant les répressions du Printemps de Prague en 1968, séjour en Italie et intérêt pour l’arte Povera, retour en France, rencontre de César, « homme physique », travail à la forge, expérimentations…Des expositions à l’étranger (Europe centrale, Canada…) et en France (Arc avec Suzanne Pagé, Creux de l’Enfer…), une collaboration avec un galeriste parisien atypique du Marais : Baudouin Lebon. Et je n’ai encore rien dit. Rue de l’Ourcq, dans ce quartier cosmopolite où se côtoient Juifs et Noirs Africains, l’artiste me reçoit. Sonorités de la langue tchèque échangée avec son assistante dans cet atelier où les pièces en acier les plus diverses jonchent le sol, recouvrent les étagères. Vladimir Skoda, qui me surprend par sa très grande taille et sa longue barbe, commence son récit. Au cœur de sa démarche artistique se posent les questions fondatrices de la sculpture moderne : la verticalité, la pesanteur du matériau, de l’équilibre, de la sculpture modulaire, du rapport de la « figure » et du socle. Vladimir Skoda récuse le principe d’assemblage et les relations hiérarchiques entre les différents formats de l’œuvre. Seules leur masse et la gravité peuvent déterminer leur stature.

Vladimir Skoda me dit avoir une très grande admiration pour la statuaire khmère. Elle donne le sentiment d’une unité compacte, de force et de légèreté. « Elle est comme ça » me dit-il en serrant fort, l’une dans l’autre, ses deux mains à la manière de Cézanne parlant de sa peinture. Il me plaît soudain d’imaginer la statue du roi pieux, Jayavarman VII, chef d’oeuvre de la sculpture médiévale cambodgienne, entouré des miroirs de Skoda. Car l’oeuvre de Vladimir Skoda, au même titre que celle de Constantin Brancusi, obéit fondamentalement à des motivations esthétiques même si, dans le cas de Skoda, ces motivations sont…Sphériques. « L’angle droit me répugne car c’est le culturel » avoue-t-il, précisant que la découverte de l’oeuvre d’Etienne-Louis Boullée et le projet de cénotaphe dédié à Newton, a été déterminante dans la réalisation d’une oeuvre qui est, en définitive, étroitement liée à l’histoire d’une dialectique qui oppose, à partir des Lumières, les artistes au pouvoir. Le panoptique ou l’oeil, modèle et forme circulaire où siège une instance de contrôle demeure, on le sait depuis Foucault, le paradigme qui régit amplement la société disciplinaire dont nous sommes les héritiers. La dérive abstraite en est la matrice des camps : raison totalitaire par où le vieil humanisme se retourne contre lui-même à force d’identifier le réel au rationnel, la beauté au juste.

Aporie ? Non. Certes, l’obsession de Skoda est la sphère, la boule, l’oeil. Il ne s’agit en aucun cas ici de l’oeil du maître. Mais bien de celui de Skoda qui nous regarde et que nous percevons à notre tour sans jamais pénétrer les secrets de cet immense artiste dont le métier tient une place particulière dans l’imaginaire de nos sociétés : cet homme maîtrise l’art de la forge. Il n’est pas inutile de rappeler cette particularité. L’artiste, faber, en latin, désigne, par excellence, celui qui transforme la nature. Son statut est marginal et fondamentalement ambigu : il est l’auteur du sacrilège le plus inexpiable, celui qui consiste à prélever les entrailles de la terre génitrice (le minerai), à les faire cuire pour en extraire le produit (le métal) : il s’agit d’une profanation. Skoda en est lui-même conscient. Lui qui m’affirme ne « rien vouloir jeter ». Et l’on sait, avec les légendes faustiennes qui ont fait la richesse des littératures slave et surtout germanique, que la fonction complexe de cet homme au « faire » inégalé, dépassait largement sa compétence technique. Sans jamais céder à l’ésotérisme, Skoda a fréquenté les Compagnons du Devoir, les maîtres des forges les plus prestigieux, héritiers des alchimistes de la Renaissance, que Mircea Eliade et Gaston Bachelard ont, chacun à leur manière, étudié. Sans doute, nous viennent de ces différents aspects, cette propension chez Skoda à subjectiviser ses objets ; survivance d’une pratique ancestrale qui est à l’origine d’une part importante de la magie : en agissant sur l’objet possédé par un sujet, on agit sur celui-ci. Cette interactivité, sans cesse changeante, sensible aux mutations du mouvement ; un regardant / regardé qu’opère l’étrange magie de ces miroirs en un bougé, un tremblé où l’image intangible ouvre l’imagination d’un corps, le mien, le vôtre, à une forme, jamais déduite, de forces multiples, est à la source d’un érotisme qui appartient au monde magique des émotions inassouvies, volages et conciliatrices entre macro et microcosmes.