Figure clé de la scène artistique internationale contemporaine, Jana Sterbak dispense depuis près de vingt cinq ans une réflexion sur sa vision du comportement humain, au travers de sculptures, de performances, dessins ou vidéos. Waiting for High Water, dernière-née de ses créations vidéos que nous a présenté le centre culturel canadien de Paris du 4 au 30 octobre 2006, sonde celui-ci à travers l’odyssée pédestre d’un chien dans les rues de Venise.
Expérimentant ainsi la vidéo, Jana Sterbak analyse nos conditions de perceptions. La vision que l’artiste nous donne de notre environnement perçu à hauteur des yeux d’un chien est non seulement inventive mais nous propose une géométrie sensible et forte de questionnement.
Par cette vidéo, n’atteignons nous pas le rêve de voir autrement « Ne nous satisfaisons nous pas au fantasme de voir à la place de l’autre, de s’approprier ses sensations » Et si j’étais l’autre ?
En bref, par cette installation, Jana Sterbak expérimente une fois de plus, et nous livre ce qui est essentiel dans son art : un espace où nous pouvons explorer « plus en avant », une expérience unique pour chaque spectateur, une expérience qui provoque des sentiments et des émotions qui ne nous quitterons plus, comme autant d’empreintes qui se fixent au plus profond de nous-mêmes.
D’une façon générale, l’art de Jana Sterbak se laisse néanmoins difficilement cantonner dans les termes courants de sculpture, d’installation, ou d’art vidéo, par lesquels on décrit son travail. En réalité, elle se sert des concepts qui les sous-tendent comme d’un matériau et non comme d’une finalité. Ces formes sont soumises ou ramenées à ce qui est essentiel dans son art : un espace d’expérimentation, et souvent avec un élément d’humour, au travers des zones du désir et du rejet, des oppositions et des paradoxes, de la vulnérabilité et de l’absurde, de la liberté et de la contrainte, de la matière et de la spiritualité.
L’énumération de quelques uns de ses projets tels que :
Vanitas : robe de chair pour albinos anorexique
,
Je veux
que tu éprouves ce que je ressens… (la robe)
,
Golem les objets comme sensations
,
Sysiphe
,
Vies sur mesure
,
L’homme générique
ou
Déclaration
indiquent bien comment une remise en question des mythes et des archétypes se confond aux formes et aux fantasmes qu’elle imagine et met en scène.
Cette artiste, réputée pour son investigation profonde de l’individu et sa manière particulièrement efficace d’interpeller le spectateur nous livre donc nombre d’oeuvres qui s’avèrent être autant de métaphores de la relation qui se tissent entre l’espace et le corps, du corps en extension dans l’espace : le corps humain, le corps sexuel, le corps imaginaire, le corps social.
Avec
Waiting for High Water
(2005), sa plus récente installation présentée pour la première fois en France, Jana Sterbak poursuit son expérimentation de la relation entre espace et individu, avec la technologie et les nouveaux médias. Cette oeuvre magistrale est la deuxième partie d’un projet d’installation à canaux multiples présentant une « composition vidéographique » réalisée avec l’aide d’un chien performeur nommé Stanley, utilisé comme porteur d’un dispositif de prise de vue. La première partie, intitulée
From Here to There
, fut présentée pour la première fois au pavillon canadien à l’occasion de la cinquantième édition de la Biennale de Venise en 2003.
Waiting for High Water
est une triple projection réalisée sur un plan unique résultant d’un tournage hivernal réalisé à Venise avec Stanley dont Jana a affublé la tête de trois caméras miniatures. Alors que
From Here to There
avait été tournée sur les rives enneigées du Saint-Laurent, au Québec, porte d’entrée des premiers explotateurs français au Canada,
Waiting for High Water
propose une vision inédite de Venise à hauteur de chien, au moment de l’acqua alta, cette période des crues qui transforme spectaculairement l’image de cette ville balisée de ponts et oblige le promeneur généralement insouciant à faire ici attention à ses gestes et à l’exiguïté inhabituelle de certains passages.
L’idée d’utiliser ce « chien-caméra » est certes drôle et donne des résultants étonnants, mais au fond il s’agit pour l’artiste d’associer pleinement l’idée de ce « chien caméra » à l’image d’un véhicule pour voir (et peut être penser) autrement, pour passer dans une autre dimension d’ « ici » à « là ». Tel pourrait être le sens du titre de cette installation, qui comme beaucoup d’autres chez elle joue de la métaphore spatiale.
De plus, on peut aussi émettre l’hypothèse qu’installer une caméra vidéo et un capteur de son sur le dos d’un chien peut aussi apparaître comme un prototype d’une de nos machines futures. Ainsi, le dispositif pourrait-il peut-être remplacer à terme, le traditionnel chien d’aveugle ? Cela ne reste évidemment q’une supposition, mais néanmoins plausible. On peut imaginer qu’un jour les images « vues » par le « chien-caméra » puissent être transmise directement au cerveau de l’aveugle, offrant ainsi un palliatif précieux à la faculté perdue.
Mais revenons au dispositif de l’installation vidéo en lui-même. Tout d’abord, les images frappent d’entrée par leur complexité, et par le travail de construction auquel elles sont soumises. Discontinues, désordonnées, elles sont aussi très rigoureusement agencées par l’artiste, de trois manières différentes, par le montage, le dispositif d’installation sur trois écrans, et par l’accompagnement musical. Le spectateur est là, devant une sorte « d’opéra visuel », qui rappelle en même temps une régie audiovisuelle, comme s’il devait à chaque fois sélectionner lui-même le plan le plus pertinent, tout en étant invité à les regarder tous. Le mouvement n’est donc pas uniquement celui de la caméra, mais plutôt celui d’un montage, qui résulte de décisions artistiques.
Et l’oeil animal alors « A quoi sert-il véritablement » L’idée pour Sterbak est «
d’explorer une ville, un paysage, ou seulement de les parcourir, à hauteur d’oeil, mais de l’oeil d’un animal dont celui de la caméra apparaîtrait comme le substitut, éventuellement multiplié, pour mesurer ce q’un changement dans l’élévation de l’ « oeil » peut entraîner en fait de déformations et de transformations dans l’appréhension du monde qui nous entoure. Nous en sommes réduits à voir Venise par le triple canal des caméras implantées sur l’animal, sans qu’à aucun moment la bête ni son harnachement ne nous soient montrés. Il suffit de ce que le chien tire sur sa laisse et aille de l’avant pour plaire à ses maîtres pour introduire en l’affaire un brin d’intentionnalité, et partant, de subjectivité.
» (Hubert Damisch,
« L’animal à la caméra. Stanley’s video », Jana Sterbak :
Waiting for High Water
, Centre culturel canadien, collection Esplanade, 2006)
En bref,
Waiting for High Water
, se révèle être un dispositif qui serait plusieurs choses à la fois .Tout d’abord, le rêve de voir autrement, de « voir chien », peut-être même une forme de « devenir chien », qui nous satisferait au fantasme de voir à la place de l’autre. Ensuite, l’ébauche d’une expérience quasi-scientifique : l’usage du chien évoquant une longue histoire d’expérimentation animale. Enfin, une expérience visuelle unique réalisée grâce à l’usage d’un montage vidéo sophistiqué, une (re) découverte du « cinéma d’installation » contemporain avec toute la richesse des moyens visuels et sonores que permet notre époque.